Bientôt une nouvelle crise financière ?

 

 

De plus en plus de voix[1] s’élèvent pour annoncer une nouvelle crise financière. Ils observent la montée des bourses qui à nouveau battent des records d’avant 2008. L’indice de Schiller[2] dépasse 30, alors qu’un ratio « normal » est plutôt autour de 15. Il y a d’autres fragilités que nous découvrirons ensuite.

Certains autres se montrent rassurants, et font observer toutes les précautions prises depuis la crise de 2008 pour consolider le système financier. Qui croire ?

D’abord quel est le mécanisme qui pourrait entraîner le déclenchement d’une telle crise ? Le plus souvent, dans une telle situation, il se produit un changement économique qui fragilise un secteur, en général bancaire, de telle sorte que lorsqu’un des membres défaille (défaut de paiement, faillite), les autres sont fragilisés à leur tour et tombent les uns après les autres, sauf si l’Etat intervient. Ce type de crise arrive généralement après une période de prospérité voire d’euphorie dans ce secteur, qui a tendance à faire oublier certaines précautions. Cet aspect psychologique fait qu’en général les premières défaillances ramènent les opérateurs à la réalité et les anticipations se retournent, entraînant alors la propagation de la crise par des précautions excessives, voire des ventes en situation de panique. Une situation typique est que chaque banque se méfie des autres banques et refuse de prêter sans de fortes garanties, le plus souvent des garanties de la Banque Centrale.

Si le groupe de banques touchées a des connexions avec des banques dans d’autres pays, la crise devient mondiale.

On peut retrouver un scénario proche dans les différentes crises financières récentes. Limitons-nous à un bref rappel des deux dernières, 1997 et 2008.

La crise de 1997 dans les pays asiatiques a succédé à une période de développement fulgurant dans cette zone pendant les années 1980 et 1990 (croissance du PIB de 9% par an de 1983 à 1993). Les capitaux étrangers ont afflué, sous forme de prêts en devises étrangères et à terme en général court. Tout va bien, jusqu’au jour où en Thaïlande l’activité ralentit et le doute s’installe sur la capacité du pays à maintenir son taux de change (le baht thaïlandais était accroché au dollar US). Début 1997 les attaques spéculatives commencent. Le 2 Juillet, le gouvernement thaïlandais décide de laisser flotter sa monnaie, qui baisse rapidement. Dans tous les pays de la zone, les investisseurs étrangers prennent peur et rapatrient leurs capitaux. Toutes les monnaies de cette zone plongent, les dettes en devises étrangères augmentent dramatiquement, et de nombreuses sociétés font faillite en commençant par celles qui sont le plus endettées. Il s’ensuit des défauts de remboursement des prêts de l’étranger. La peur du défaut de remboursement se répand chez les prêteurs du monde entier avec une réaction en chaîne de demandes de remboursements, qui progressivement touche les grandes banques de la planète.

Pour la crise de 2008 il y a eu à partir de 2002 une période d’euphorie, une inflation du prix des matières premières (pétrole), des produits agricoles et des actifs immobiliers et mobiliers. Il s’agissait aussi d’une période de crédit facile et de dérégulation car après le krach boursier de 2000-2002 (celui des « dot.com »), la banque centrale avait peur de la récession, voire de la déflation. D’où l’apparition de toutes sortes de montages financiers. Du côté des entreprises, c’est l’âge d’or des LBO (Leverage Buy Out, c’est un montage de rachat d’une entreprise par un crédit remboursé par les profits de l’entreprise rachetée). Rien qu’au premier semestre 2007 et en Europe, presque 100 milliards de telles opérations ont été conclues. Du côté des ménages, l’imagination des banques n’a pas été en reste. Les banques américaines ont prêté inconsidérément sur le marché immobilier, créant notamment les créances « subprimes », et ont titrisé ces créances pour les vendre dans le monde entier. Ces créances avaient la particularité d’être à taux variable et progressives, fondées en fait sur la montée continue de la valeur des logements. C’est ce compartiment du marché du crédit qui a craqué le premier.  Lorsque la FED remonta les taux d’intérêt et qu’en même temps le prix du pétrole flamba, des débiteurs en nombre croissant n’ont plus été capables de rembourser et le marché s’est retourné. Les organismes de crédit se sont trouvés les premiers en difficulté et les actions ont commencé à baisser dans tout le secteur financier. Le gouvernement a nationalisé Fannie Mae et Freddie Mac, les géants du refinancement hypothécaire. Il est aussi venu à l’aide de certaines banques (Goldman Sachs et quelques autres) et de l’assureur AIG, mais n’a pas sauvé la banque Lehman Brothers[3], qui a fait faillite en Septembre 2008. Le retentissement a été énorme et à partir de ce moment la crise s’est propagée dans le monde entier.

Nous allons examiner en détail ce qui s’est passé ensuite, car c’est là que se trouvent les racines de la situation actuelle. Pour faire cette étude nous disposons, en dehors de nos sources habituelles, de 2 analyses récentes. La BCE d’un côté, le FMI de l’autre, produisent chacun une étude semestrielle de stabilité financière. Le dernier numéro de la BCE est celui de Novembre 2019[4], celui du FMI d’Octobre 2019[5].

 

 

Regardons donc ce qui s’est passé après la crise de 2008. Les gouvernements ont opportunément creusé, ou laissé se creuser leur déficit budgétaire. La Figure 1 montre l’évolution du solde budgétaire en zone euro (Euro-zone : EZ) et aux Etats-Unis (USA).

Les déficits publics se sont creusés en 2009 et 2010, mais on est surpris de l’ampleur nettement plus importante du déficit des USA. En zone Euro, le déficit a culminé à -6,25% en 2009 et 2010, mais a été réduit à -4,25% en 2011, puis il a baissé continûment jusqu’à être proche de -0,5% en 2018. Au contraire, aux Etats-Unis, le déficit a été de -7,4% en 2009 et -13% en 2010, ce qui est gros. Il était encore de -5,8% en 2014, et depuis 2015 il reste compris entre -4% et -5%. De manière évidente, l’intention n’est pas la même des 2 côtés de l’Atlantique. Alors qu’en zone Euro, le but est rapidement devenu de réduire l’endettement, aux USA on a plutôt cherché à maintenir la croissance. Nous allons donc regarder l’effet de ces déficits, d’abord sur la croissance, puis sur les comptes des agents non financiers privés (sociétés non financières ou SNF, et ménages).

 

 

La croissance est donnée Figure 2. Après 2008, nous remarquons que les USA ont dépassé 2% de croissance dès 2010, et ils sont restés depuis autour de ce niveau, tandis que la zone euro a dû attendre 2015 pour avoir le même résultat. Néanmoins elle semble y être finalement parvenue.

Quelle est la conséquence de ces politiques publiques sur les agents privés ? On sait en particulier que la variation du solde des administrations publiques fait varier en sens inverse celui des agents privés[6]. Après 2008 les agents privés américains auraient donc dû se désendetter et les agents européens au contraire rester endettés. Mais un autre paramètre a joué. La FED dès 2009, et la BCE, à partir de 2015, ont voulu contribuer à relancer la croissance et ont lancé une politique d’argent facile (quantitative easings et taux nuls, voire négatifs). Cette politique d’argent facile a eu des effets pervers. Non seulement il a poussé les agents non financiers à s’endetter, mais il les a poussés à chercher des taux d’intérêt plus rémunérateurs dans des placements plus risqués. De plus, nous verrons que le coût faible de l’endettement a incité les agents à utiliser l’argent obtenu à des usages non strictement utiles à l’économie réelle.

 

 

Compte tenu de tout ceci, la dette des SNF (Fig. 3) ne cesse de monter depuis 2010 dans les deux zones. Elle atteint en 2018 144% du PIB en zone euro et 134% aux USA. Les énormes dépenses des gouvernements en 2009 et 2010 ont freiné cette remontée, sans l’inverser.

 

 

La dette des Ménages (Fig. 4) a plutôt baissé depuis 2008, dans les 2 zones. Elle reste toutefois importante en 2017 (91% en Zone Euro et 109% aux USA).

Au total, l’endettement des agents privés (entreprises et ménages ensemble), est de 235% du PIB en zone Euro et 243% aux USA. Soit bien au-dessus de la dette publique, qui est autour de 100%. C’est assez étonnant, notamment pour les USA, car l’important déficit des gouvernements aurait dû permettre aux agents privés de se désendetter. Essayons donc de savoir à quoi sert cet endettement.

Commençons par les entreprises non financières. Pour les entreprises américaines, nous disposons d’une répartition indiquée dans la Figure 5, pour les 500 plus grosses entreprises (d’après leur capitalisation Standard & Poors). Elle indique à quoi les entreprises utilisent leurs disponibilités, que celles-ci proviennent de leurs bénéfices, de l’endettement ou des actionnaires, et elle en donne la répartition de 2000 à 2017.

 

 

Les deux premières destinations des dépenses, Dépenses en capital et Recherche et Développement, sont clairement des dépenses d’investissement faites au bénéfice de l’entreprise. Ces 2 catégories représentent ensemble 40% des dépenses en fin de période, mais sont en baisse depuis 2009. Les deux dernières catégories (dividendes et rachats d’actions) sont par contre clairement au bénéfice des actionnaires. Notamment les rachats d’actions, qui augmentent depuis 2008 et atteignent 28% des dépenses en 2017, sont purement destinées à augmenter le cours des actions de l’entreprise. Ces deux catégories représentent 47% des dépenses en fin de période. Elles sont, elles, en hausse depuis 2009.

La 3ème catégorie, les acquisitions (environ 14% des dépenses en 2017), comprennent les acquisitions proprement dites appelées en anglais « Merges and Acquisitions » ou M&A, et les LBO ou « Leveraged Buyouts ». Cette 3ème catégorie est ambiguë car l’acquisition d’une entreprise peut être faite soit pour l’expansion de l’activité de l’entreprise acheteuse, soit comme un placement pour trouver un rendement supérieur à celui des fonds monétaires. Il en est particulièrement ainsi pour les LBO, appelées ainsi partout dans le monde, qui sont des rachats d’entreprises à l’aide d’emprunts remboursés par l’entreprise achetée. Le FMI nous indique dans son rapport (page 29) que les dépenses d’acquisition des entreprises américaines (M&A et LBO) ont été en 2017 de 657G$ (milliards de dollars) et il nous indique aussi que pour la même année la part des dépenses d’acquisition financée par des emprunts à effet de levier[7] est de 240G$, soit 37%. Cette estimation est certainement une borne basse car il y a aussi des acquisitions spéculatives financées par des emprunts normaux.

Si on fait donc l’hypothèse que les emprunts à effet de levier sont des placements financiers, et qu’ils représentent 37% des acquisitions, celles-ci représentant 14% des dépenses, on ajoute 14%x0,37 soit 5% aux 47% qui vont aux actionnaires et on obtient donc qu’en 2017 au moins 52% des disponibilités des grandes entreprises américaines est utilisé à autre chose qu’un but d’investissement productif. Cette part augmente régulièrement depuis 2008. Ceci explique, au moins pour les entreprises américaines, l’augmentation anormale de la dette : la moitié seulement de l’endettement profite à la production de l’entreprise, le reste est contracté dans des buts purement financiers, voire spéculatifs.

Ces données ne vont que jusqu’à 2017. Mais nous pouvons confirmer la tendance pour 2018 et 2019 grâce aux études récentes du FMI et de la BCE. Les paiements aux actionnaires (dividendes et rachats d’actions) pour les entreprises S&P 500 ont continué leur hausse et dépasseront en 2019 le pic de 2007. Cette tendance gagne l’Europe. Elle se propage aussi des grandes entreprises vers les autres, qui doivent suivre cette mode de faire plaisir aux actionnaires. Certaines sont alors forcées de s’endetter à des taux élevés pour pouvoir financer ces largesses.

Pouvons-nous préciser pour les entreprises la part des dépenses vraiment spéculatives ? L’étude du FMI nous dit qu’aux USA le volume des emprunts à haut rendement[8] et à effet de levier[9] supérieur à 6 a dépassé le niveau de 2007 (30% des prêts) dès 2014, et il continue d’augmenter. Aux USA il atteindrait 40% en 2019. En Europe, un pic semble avoir été atteint en 2017, mais, autre fragilité, les contrats semblent moins solides.

Le FMI a également mis le doigt sur un point qui n’est pas rassurant : les emprunts à effet de levier comportent de plus en plus souvent aux Etats-Unis des clauses dites « add-backs », qui consistent à ajouter à la marge actuelle de l’emprunteur des espérances de gains futurs. Ceci laisse penser que les gains sont surestimés et donc l’effet de levier est sous-estimé.

Bref, l’imagination des financiers est sans limite pour trouver la rentabilité financière qu’ils ne trouvent pas sur le marché normal.

Cette augmentation du risque est principalement évidente aux Etats-Unis. En Europe la montée des fusions-acquisitions, par LBO ou non, est moins forte, sauf dans certains pays (notamment en France). Mais la montée du risque est favorisée sur les deux continents par la croissance du recours aux emprunts à des organismes non bancaires, et notamment à des fonds d’investissement de toutes natures. Le recours à ces intermédiaires se caractérise le plus souvent par une prise de risque plus forte. Même les fonds à rendement constant sont forcés d’augmenter le risque des investissements pour continuer de servir un taux décents à leurs clients. Ils investissent plus dans des entreprises moins bien notées (notes BBB ou non notées).

Du côté des ménages, la baisse continue des taux d’intérêt a nourri une hausse des emprunts surtout immobiliers et la hausse des prix immobiliers. Le risque est donc que la bulle de prix trop élevés ne crève soit par une remontée des taux d’intérêt soit par une baisse des revenus. Du côté des taux d’intérêt, dans certains pays, notamment européens les emprunts sont surtout à taux fixes. Dans les autres, les débiteurs sont à la merci d’une remontée des taux. Ceci est souvent le cas aux Etats-Unis, et pas seulement dans le domaine immobilier. Par exemple la dette étudiante est assez inquiétante. Elle représente dans ce pays 10% de la dette des ménages, soit 1600 milliards de dollars, et la dette moyenne est de 35000 dollars, mais certaines peuvent dépasser 100.000 dollars. Certes, la population concernée est censée pouvoir rembourser assez facilement, mais il n’en serait pas de même si une récession intervenait.

Le risque de taux n’est pas d’actualité mais pourrait le devenir si les autorités monétaires souhaitaient sortir de la politique de taux nuls ou très faibles. Quant au risque de récession, il ne semble pas non plus avéré actuellement aux Etats-Unis, mais en Europe la croissance est assez anémique, les perspectives se sont assombries sur le plan international, et l’absence de volonté politique de relance est manifeste. Ne nous laissons pas abuser par les taux de chômage qui baissent. Comme nous l’avons expliqué sur ce site[10], il ne faut pas faire confiance aux chiffres officiels.

 

Si maintenant nous regardons ce qui se passe dans les autres zones du monde, le FMI observe que les pays émergents ont recommencé à s’endetter en devises extérieures, remontant ainsi le ressort qui peut déclencher une crise de change dans ces pays. Dans ce domaine le paramètre critique est le ratio de la dette extérieure au volume des exports, ces derniers constituant les ressources disponibles pour rembourser la dette. De ce point de vue les risques se sont accrus en 2019 car ce ratio a augmenté. Il a dépassé cette année le niveau de 150%, qui était le niveau en 1996 (avant la crise asiatique de 1997). Ce niveau paraît faible parce que c’est le niveau médian des endettements des différents pays. Pour avoir 90% des cas on monte à 350% (source FMI). Encore une fois, il suffit qu’un des pays concernés rencontre des difficultés dans la marche de son économie pour que sa difficulté à rembourser sa dette se propage aux autres pays.

Nous avons donc fait un tour plutôt inquiétant de la situation sur les marchés financiers. On peut citer le FMI, qui note en langage très diplomatique que les risques se sont accrus depuis leur dernier rapport : « Les politiques monétaires accommodantes soutiennent l’économie à court terme, mais les conditions de facilité financière encouragent la prise de risque et nourrissent une montée supplémentaire des vulnérabilités dans certains secteurs et certains pays. »

En fait, sur beaucoup de points, nous sommes aussi fragiles qu’en 2007, et la politique monétaire aussi bien en Europe qu’aux USA, est en fait trop laxiste pour la situation financière. En voulant en Europe se substituer aux gouvernants qui ont une politique budgétaire trop timide, et en cédant aux USA à la pression de l’exécutif qui veut absolument des conditions financières faciles à l’approche des élections, les banques centrales risquent gros, car plus elles attendent, plus les risques pris augmentent, et plus dure sera la chute.

Que pourraient faire les gouvernements et les patrons de banques centrales pour conjurer la crise sans provoquer de récession ?

Le sujet de cette étude est principalement l’aspect financier de l’économie, mais en l’occurrence on ne peut séparer la politique monétaire de la politique budgétaire. En Europe les gouvernements ont été mis à la merci des marchés par des politiques de restriction de l’endettement. Leurs possibilités de relance de l’économie se sont trouvées restreintes, et la banque centrale a voulu les remplacer par une politique monétaire laxiste. Ce faisant, elle prend le risque de faire prospérer les activités spéculatives plutôt que les activités productives. Aux USA il n’y a pas une pareille phobie de la dette, mais pour différentes raisons la banque centrale persiste dans une politique assez laxiste.

Nous avons donc vu que les risques montent. La dernière crise a eu lieu il y a une douzaine d’années, et chacun sait que les arbres ne montent pas au ciel. Retarder l’échéance par des taux d’intérêt de plus en plus bas ne semble pas très approprié.

Nous préconisons plutôt que les gouvernements assument leurs responsabilités budgétaires pour réguler eux-mêmes la marche de l’économie, afin de pouvoir rendre aux banquiers centraux une liberté de mouvements qu’ils n’ont pas. Ceci consisterait à relancer l’économie réelle et prendre des mesures pour décourager la spéculation.

Pour relancer l’économie réelle, il semble y avoir en ce moment en Europe un créneau favorable[11]. D’une part les déficits publics sont assez bas. D’autre part un consensus semble se former au niveau européen pour estimer que les règles du Pacte de Stabilité et de Croissance, qui date de 2013, sont à réviser. La Commission et la Banque Centrale ont lancé une évaluation à ce sujet. Enfin, le Pacte Européen pour le Climat, qui est voie d’adoption par les pays européens, augmentera la nécessité d’une politique d’investissements coordonnés.

Pour décourager les agents économiques de prendre trop de risques, il faut commencer par boucher les trous de la politique prudentielle. Celle-ci est tout à fait en déshérence. Comme l’a relevé Gaël Giraud[12] : « La principale digue mise en place par les autorités européennes depuis 2000 est un fonds de résolution européenne qui atteindra la somme de 55 milliards d’euros en 2023, ce qui est très faible. La taille du bilan de BNP Paribas est de l’ordre de 2000 milliards d’euros. Ce fonds est donc un gobelet d’eau tiède pour éteindre les cendres après l’incendie. » En fait les banques freinent des quatre fers sur ce fonds de garantie, car elles préfèrent le filet de sécurité actuel, dans lequel les gouvernements et les contribuables sauvent les banques pour sauver les comptes bancaires. Pour retarder les évolutions, elles ont imposé l’évaluation de leurs portefeuilles avec pondération par le risque, les règles d’évaluation étant obscures à souhait. Il faut donc obliger les banques et organismes financiers à constituer ces fonds, et les évaluer avec des critères simples, par exemple le ratio entre les fonds propres et le total du bilan, ratio qui actuellement très faible pour la plupart des grandes banques. Les premiers organismes à garantir sont les chambres de compensation, qui, concurrence oblige, ont supprimé les « appels de marge », ce petit pourcentage des transactions qui servait à alimenter un fond de garantie du règlement des transactions. Aujourd’hui, si une banque d’importance tombe, la chambre de compensation tombe aussi, donc tout s’écroule. Il faudrait donc revenir sur la directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation), qui a instauré cette situation, et au contraire renforcer ces appels de marge.

Ensuite, pour freiner les prises de risque, le mieux serait de remettre sur la table la séparation des activités des banques. Si les activités de marché de ces banques, et celles des fonds non bancaires, ne disposaient plus de la garantie des gouvernements, elles prendraient beaucoup moins de risques, ou constitueraient d’elles-mêmes les garanties nécessaires. Malheureusement, une telle action se heurterait à leur opposition, et ne pourra donc probablement être entreprise, peut-être, que dans un contexte de crise.

Quels sont les autres moyens ? Bien sûr, la remontée des taux d’intérêt, qui pourrait s’accompagner d’un allègement de la dette par la banque centrale, qui détient une grande quantité de titres publics et privés. Mais étant donné le risque de déclenchement de crise, une telle remontée des taux ne peut s’imaginer que très progressive, et avec des mesures de contre-feu si nécessaire. Il vaudrait mieux d’abord prendre des mesures réglementaires qui brident la spéculation. On ne peut en faire un catalogue mais les possibilités sont nombreuses : interdiction d’emprunter pour racheter des actions, limitation réglementaire de l’effet de levier, critères obligatoires de validité d’un prêt, normes prudentielles pour les fonds de placement, etc …

Terminons en disant comme toujours en ce cas que si aucune prévention ne se produit, une crise financière arrivera forcément dans les prochaines années, la présente étude le confirme, mais il nous est impossible de prévoir où et quand elle se déclenchera.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



(1) Par exemple Michel Aglietta et Gaël Giraud.

(2) L’indice de Schiller est une forme du ratio entre les cours de bourse et les bénéfices des entreprises, couramment utilisé par les analystes boursiers. Dans l’indice de Schiller les bénéfices sont moyennés sur 10 ans.

(3) On ne sait si le gouvernement n’a pas pu ou pas voulu sauver Lehman Brothers. Sans doute les deux.

(4) ECB Financial Stability Review , November 2019

(5) International Monetary Fund “Global Financial Stability Report: Lower for Longer” , October 2019

(6) Voir sur ce site « Fiche N°16 : Les soldes financiers des secteurs » et aussi « Le néo-chartalisme ou Théorie Monétaire Moderne (MMT) »

(7) On appelle prêt à effet de levier un prêt qui par son taux d’intérêt élevé, augmente le bénéfice de l’entreprise (le taux doit donc être supérieur au taux de marge de l’entreprise).

(8) Les prêts à haut rendement (High Yield Loans) ou à effet de levier (Leveraged Loans) sont des prêts faits à des entreprises qui ont un faible crédit auprès des agences de notation ou qui ont une dette élevée. Les taux d’intérêt de ces prêts sont donc plus élevés que pour une entreprise solide.

(9) L’effet de levier du prêt, pour simplifier, est le ratio entre l’endettement de l’entreprise et ses bénéfices. Un ratio supérieur à 6 est considéré comme risqué.

(10) Voir « Où est passée l’inflation ? Pourquoi il faut changer la mesure du taux de chômage » sur ce site.

(11) Règles budgétaires européennes, semestre européen et dérèglement climatique  sur le blog d’Alain Grandjean.

(12) Gaël Giraud « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure. ». Le vent se lève, 20 Novembre 2019

 

Le néo-chartalisme ou Théorie Monétaire Moderne (MMT)

 

L’emploi au beau milieu de la crise de 2008 de forts déficits, avec succès, a mis à bas l’opinion répandue de la non-pertinence du volontarisme budgétaire. Ceci a donné un coup de pouce aux théories hétérodoxes, notamment les théories keynésiennes, et l’importance croissante des medias sociaux a permis à ces théories alternatives de se faire entendre. Il en est ainsi du néo-chartalisme, souvent appelé sur ces réseaux MMT (Modern Money Theory). Aux Etats-Unis, les plus grands analystes en ont parlé, en bien ou en mal. Le mouvement qui la soutient a réussi à trouver une certaine résonnance sur internet, il a rallié à lui nombre de postkeynésiens, et il a quelques places fortes universitaires, la plus connue étant l’UMKC (Université du Missouri à Kansas City). Son implantation dans les autres pays est variable. Il est notablement plus développé qu’ailleurs en Italie et en Australie. Cependant, aucun pays n’a pour l’instant mis la théorie en application. Le lecteur va comprendre pourquoi quand il saura de quoi il retourne. Car c’est une véritable révolution des esprits qui serait nécessaire.

Pourquoi se référer au chartalisme, la théorie de Georg Friedrich Knapp[1] ? Parce que, à sa suite et à celle de J.M. Keynes, qui s’y est référé, les néo-chartalistes pensent que c’est l’Etat qui décide ce qui peut servir de monnaie et qui fait appliquer cette décision en rendant son usage obligatoire, notamment pour payer les impôts, amendes, etc…. Le terme de « chartalisme » vient du fait que la possibilité pour les banques de créer de la monnaie est accordée par l’Etat par des « chartes ». Cette théorie rompt avec le métallisme et notamment celle de l’étalon-or, encore en vigueur à l’époque.

Dans la théorie néo-chartaliste, le pays concerné est monétairement « souverain », c’est-à-dire que le gouvernement et sa banque centrale décident conjointement en pleine liberté de tous les aspects de la politique monétaire, y compris les modalités de création monétaire. Les pays de la zone Euro ne sont manifestement pas actuellement dans ce cas.

Pour appliquer la MMT il faut aussi que le pays concerné laisse flotter sa monnaie vis-à-vis des autres pays avec lesquels il commerce.

Il est aussi possible d’appliquer les principes de la théorie, avec la restriction que la banque centrale ne peut pas créditer directement le gouvernement. Celui-ci doit au minimum émettre un titre de dette qui est racheté par la banque centrale, soit directement, soit sur le marché secondaire en fonction de la politique monétaire (« open market »). Ces restrictions existent aujourd’hui aux Etats-Unis et dans la plupart des autres pays développés. En zone Euro il y a interdiction pour les banques centrales nationales, sauf circonstances spéciales, de racheter des titres souverains, donc la MMT ne peut s’y appliquer.

A partir du moment où ces conditions sont réunies, la MMT peut se résumer à quelques principes fondamentaux, que nous allons d’abord énoncer brièvement. Ensuite nous comparerons notre résumé des principes avec les revendications des néo-chartalistes, et nous nous expliquerons sur les différences. Et enfin nous déroulerons les conséquences de nos principes.

 

Premier principe

Le gouvernement est responsable de la régulation de l’économie, c’est-à-dire qu’il doit assurer le plein emploi sans inflation. Pour ce faire, il utilise à la fois la politique budgétaire et la politique monétaire. Ceci est dans la droite ligne du chartalisme qui considère la monnaie comme une chose de l’Etat.

En fait ces deux politiques sont étroitement intégrées. Il faut bien réaliser qu’une telle intégration est absolument contraire aux idées dominantes. Pour celles-ci, l’économie réelle trouve son équilibre indépendamment de la monnaie, qui ne fait qu’exprimer les prix. D’où l’idée que la politique monétaire doit être restreinte à la maîtrise de l’inflation, et qu’il faut confier sa gestion à un organisme indépendant. Aujourd’hui l’indépendance des banques centrales est la règle presque partout[2].

 

Deuxième principe :

L’équation des soldes financiers des secteurs institutionnels est prise en compte dans toutes ses conséquences.

Les lecteurs de ce site ne font pas une découverte, car nous sommes depuis longtemps des défenseurs de l’application de cette équation. Pour les autres, vous pouvez trouver sur ce site une fiche technique sur ce sujet. Cette équation dit simplement que la somme des soldes financiers des secteurs est nulle. Les secteurs, ce sont par exemple le secteur public, le secteur privé et le secteur extérieur. La conséquence la plus importante concernant la MMT est que si le secteur privé est positif (épargnant) et le secteur extérieur également positif (balance commerciale négative), alors le secteur public est forcément négatif (déficit). Dans cette optique, le déficit du secteur public ne peut être vu comme systématiquement nuisible, car sa valeur optimale dépend de la situation du reste de l’économie.

La théorie dominante considère que les déficits budgétaires sont nuisibles et doivent être réduits au minimum parce qu’ils empêchent les emprunteurs privés de placer leur épargne et parce qu’ils font monter les taux d’intérêt (théorie des fonds prêtables).

 

Troisième principe :

Il est fait application de la théorie de la « Finance Fonctionnelle », d’Abba Lerner. Celui-ci a énoncé au début des années 1940 que :

– Si les revenus sont trop faibles, le gouvernement doit dépenser plus (par rapport aux impôts). La présence de chômage est une preuve suffisante de cette situation, donc s’il y a du chômage c’est que le gouvernement ne dépense pas assez ou que les impôts sont trop élevés.

– Si les taux d’intérêt sont trop élevés le gouvernement doit fournir plus de « réserves » aux banques, soit en dépensant plus, soit en rachetant des titres de dette.

Pour lui comme aujourd’hui pour les néo-chartalistes, un gouvernement disposant d’une monnaie souveraine flottante a toute latitude fiscale et monétaire pour conduire l’économie au plein emploi et les taux d’intérêt vers la cible fixée. Abba Lerner a rejeté la doctrine de la « finance saine » qui assimilait la gestion de l’Etat à celle d’un ménage ou d’une entreprise. Pour lui, il n’y a pas de norme de niveau « correct » ou « maximum » pour un déficit de l’Etat autre que celle du niveau de déficit qui permet d’atteindre le plein emploi.

 

Quatrième principe :

Ce principe est celui de l’Etat Employeur en Dernier Ressort. Ceci signifie que selon ce principe, l’Etat doit fournir un emploi à tout citoyen qui n’en trouve pas. La MMT rejette la solution du partage du travail, ainsi que celle du revenu d’existence. Elle préfère garantir un emploi, parce que faire qu’un chômeur produise est meilleur pour lui et pour la nation que de le payer à ne rien faire. De plus, si le salaire versé par l’Etat pour ces emplois « auxiliaires » est bien géré, il peut permettre de contrôler l’inflation, car ces salaires peuvent servir de référence aux autres salaires, et de là, aux autres prix des biens et services. C’est donc une arme contre l’inflation.

La plupart des partisans de la MMT, mais pas tous, soutiennent l’idée du travail garanti. Ce dispositif soulève des problèmes particuliers, nous en parlerons dans un autre article à venir.

Nous avons donc terminé la liste des principes de la MMT. Ceux qui ont déjà entendu parler de cette théorie seront sans doute étonnés que nous en tenions là. Qui plus est, ceux qui la connaissent bien nous reprocheront sans doute de la tronquer, voire de la trahir. Il nous faut donc expliquer pourquoi nous simplifions ainsi la MMT.

D’abord, nous n’avons pas parlé du principe qui est en général mis en premier par les théoriciens, c’est celui des origines de la monnaie. Nous avons expliqué plus haut que pour la MMT c’est l’Etat qui émet la monnaie et qui l’impose. Mais les néo-chartalistes vont plus loin. Ils pensent que ce sont les impôts qui fondent la monnaie. Si les citoyens acceptent la monnaie émise par l’Etat, c’est parce qu’ils en ont besoin pour payer leurs impôts, ceux-ci ne pouvant être payés qu’avec de la monnaie de l’Etat. Ils vont jusqu’à prétendre que les impôts ne peuvent être payés si l’Etat ne fournit pas d’abord la monnaie pour payer à ses concitoyens, en dépensant au moins autant. Ils emploient aussi très couramment des expressions telles que « tax-driven economy » (économie fondée sur les taxes) ou « la monnaie est un crédit de taxe ». Nous ne nous étendrons pas plus sur cet aspect de la MMT, car nous pensons qu’il a un intérêt surtout historique et n’apporte rien aux caractéristiques opérationnelles de la MMT dans nos sociétés d’aujourd’hui.

Les néo-chartalistes parlent aussi souvent de monnaie « verticale » et de monnaie « horizontale ». Ce sont des notions qui ne servent à pas grand-chose sauf à embrouiller les pistes, car leur signification n’est pas toujours la même selon les auteurs.

Ensuite, nous passons sous silence certaines affirmations paradoxales du néo-chartalisme. D’abord, ils affirment vraiment très souvent que les impôts et les emprunts ne financent pas les dépenses du gouvernement, ou encore que « le gouvernement dépense d’abord ». Ces affirmations sont en fait trompeuses, car le Trésor Public, comme tout agent, ne peut payer avec son compte que s’il y a de l’argent dedans. Il doit donc au moins réapprovisionner son compte à la banque centrale, ou obtenir de celle-ci qu’elle le fasse par crédit direct.

Ces déclarations sont facilitées par une disposition presque toujours adoptée par les néo-chartalistes, à savoir la consolidation de la Banque Centrale et du Trésor Public. Outre que cette consolidation n’est pas réalisée aujourd’hui dans les pays du monde réel, elle peut conduire à des formulations hasardeuses. Par exemple un néo-chartaliste bien connu a pu écrire que des déficits permanents sont nécessaires étant donné que le secteur privé veut conserver des réserves. Si on interprète ces réserves du « secteur privé » comme celles des banques sur leur compte à la banque centrale, et si on assimile les paiements de la banque centrale aux banques, quand elle leur paie un actif qu’elle met à son bilan, à des paiements de l’Etat, alors oui. Mais ce n’est pas une conception habituelle du déficit de l’Etat. Si on regarde l’Etat lui-même, nous l’avons dit plus haut, il n’y a aucune règle pour le niveau du déficit, l’optimum de celui-ci dépendant du reste de l’économie.

Ayant expliqué pourquoi certaines déclarations étonnantes des néo-chartalistes doivent être prises avec des pincettes, et pourquoi nous avons voulu réduire la théorie à l’essentiel, nous allons maintenant montrer que les conséquences de ces principes sont tout à fait intéressantes.

Certainement la conséquence la plus importante est qu’un Etat avec une monnaie souveraine ne peut pas faire faillite. Qui plus est, contrairement aux autres agents, en fonction des circonstances, l’Etat doit être en déficit pour le bien de tous. Il peut donc dépenser autant qu’il veut, sauf contraintes auto-imposées par les lois.

Cette capacité du gouvernement de dépenser autant qu’il le souhaite est certainement un aspect frappant de la MMT et en tout cas ce qui effraie le plus un économiste orthodoxe. Cette possibilité de dépenser sans compter est aussi ce qui permet de brocarder fréquemment la MMT et de la présenter comme une théorie qui mène à la catastrophe. Disons donc quelques mots là-dessus.

Certes, le gouvernement peut toujours dépenser pour réaliser un projet quel qu’il soit et n’a pas de contrainte financière réelle. Mais ceci ne veut pas dire qu’il doit toujours dépenser. R. Wray fait un long développement là-dessus[3]. Il liste les raisons qui peuvent empêcher de financer un projet, ou de le financer complètement :

– Dépenser trop peut être inflationniste,

– Dépenser trop peut faire baisser le taux de change de la devise nationale,

– Trop de dépenses par le gouvernement peuvent accaparer trop de ressources utiles au secteur privé,

– Le gouvernement ne peut pas faire n’importe quoi (incitations perverses)

– Le budget, qui limite les dépenses, est un moyen de gestion et d’évaluation des projets.

En fait, on peut résumer tout ça en disant que le gouvernement doit respecter en permanence « l’intérêt général » et toujours réaliser le « bien commun ». Mais on peut tout de même séparer d’une part les objections « techniques », celles qui énoncent qu’un projet doit être « optimisé » pour ne pas gaspiller des ressources inutilement ou à mauvais escient, et d’autre part celles qui disent qu’une dépense excessive peut mettre en péril l’équilibre économique, le danger le plus évident étant le risque d’inflation. Qu’en est-il exactement ? Comment le gouvernement sait-il quand il faut s’arrêter de dépenser ? Les auteurs néo-chartalistes disent que si on est au plein emploi et que l’inflation est trop forte, alors il faut dépenser moins ou taxer plus. Là-dessus la théorie manque de recettes ou de recommandations pour un pilotage plus fin.

Car la position des néo-chartalistes sur l’inflation est également originale. D’abord ils attirent l’attention sur le fait qu’il ne faut pas confondre l’inflation, qui est une hausse générale des prix, avec les hausses ou baisses de prix de certains produits, qui reflètent des ajustements de la valeur relative des biens et services en fonction de l’évolution des coûts, ou un goulot d’étranglement particulier.

Ils estiment que l’Etat, en tant qu’acteur majeur de l’économie a le pouvoir de fixer certains prix qui servent alors d’ancre aux autres prix. Un prix important, et très influent est celui du travail. D’où l’idée que les emplois « auxiliaires » fournis par le gouvernement dans le cadre du « Travail Garanti » peuvent jouer ce rôle tant que le plein emploi n’est pas atteint.

Et pour finir sur l’inflation, l’attitude des néo-chartalistes est beaucoup moins frileuse que celle des économistes traditionnels. Un peu d’inflation ne leur paraît pas être un épouvantail. On peut supposer qu’ils pensent pouvoir l’arrêter en augmentant les impôts. D’ailleurs, ils ont tendance à voir les impôts moins comme une ressource que comme un prélèvement régulateur. Augmenter ou baisser les impôts, c’est retirer ou donner du pouvoir d’achat.

En ce qui concerne le système de règlement et de compensation, il faut d’abord dire que les néo-chartalistes sont, comme les postkeynésiens, pour une monnaie « endogène ». C’est-à-dire qu’ils adoptent la monnaie de crédit et son fonctionnement, on peut même dire qu’ils connaissent très bien ce fonctionnement, et pour certains sur le bout des doigts[4].

Ils ne voient donc pas l’utilité d’une organisation monétaire telle que la « monnaie pleine » ou « 100% monnaie », systèmes dans lesquels les banques secondaires ne créent pas de monnaie, car c’est la banque centrale qui régule cette fois-ci en quantité. Plus exactement certains admettent les motivations des partisans de ces systèmes, mais ne croient pas que ces derniers puissent faire fonctionner une économie monétaire décentralisée, avec les millions ou milliards de décisions par jour qui sont nécessaires.

Cette connaissance du fonctionnement du système, appliquée à leur théorie, leur permet d’arriver à certains résultats intéressants :

1. Le déficit du gouvernement ne fait pas monter les taux d’intérêt, comme le prétendent certains économistes orthodoxes, il les fait au contraire descendre, car un tel déficit augmente les réserves des banques en monnaie centrale. Ce résultat avait déjà été établi par des postkeynésiens tels que Joan Robinson.

2. Il n’y a pas d’éviction de l’épargne privée par ce déficit car celui-ci pourrait être financé directement par la banque centrale sans aucune incidence sur l’épargne. Si le gouvernement offre des titres d’emprunt pour mobiliser les réserves des banques générées par le déficit, c’est justement parce que le secteur privé, notamment les banques, est demandeur de titres rémunérateurs. Et il n’y a pas de limite à la création de monnaie par les banques, la banque centrale fournissant toujours les liquidités nécessaires.

3. Si la banque centrale a un objectif de taux d’intérêt, elle doit absorber les réserves excédentaires en proposant des titres. Sauf en zone euro où c’est interdit, les titres préférés des investisseurs sont les titres d’Etat. Si la banque centrale n’achetait pas de titres, le taux d’intérêt à court terme tomberait à zéro.

4. La banque centrale ne peut pas régler la quantité de monnaie. La monnaie bancaire est déterminée par la demande de crédits des agents non financiers. Sur la monnaie centrale l’action de la banque centrale est défensive. Elle achète ou vend des titres pour régler le niveau du taux d’intérêt.

5. Le prétendu multiplicateur monétaire, qui détermine la quantité de monnaie bancaire en fonction de la monnaie centrale, n’existe pas. En fait la causalité est inverse. Les banques accordent du crédit indépendamment de leurs réserves en monnaie centrale, puis elles empruntent ou prêtent la monnaie centrale nécessaire pour ajuster les réserves au niveau voulu par la réglementation des réserves obligatoires ou les demandes de liquidité des agents.

6. Il n’y a pas de plafond de la dette publique. Si le secteur privé ne voulait plus acheter les titres d’emprunt, la banque centrale pourrait toujours les acheter directement. Qui plus est les titres d’emprunt sont émis pour fournir aux banques un actif plus rémunérateur que des réserves sans rémunération, ou avec une rémunération inférieure.

Pour finir sur ce développement des principes, nous allons parler du commerce extérieur vu par les néo-chartalistes. Il est généralement considéré qu’il est souhaitable de développer les exportations pour créer plus de jobs et plus de revenus. Les néo-chartalistes, au contraire, constatent qu’il n’est pas possible que tous les pays soient excédentaires, et considèrent que les exportations n’ont pas d’intérêt particulier par rapport aux ventes domestiques. Un bien produit dans un pays coûte des ressources, donc s’il est exporté la population du pays ne peut le consommer, ou l’utiliser pour d’autres productions si c’est un bien d’investissement. Du point de vue du bien-être de la nation, il n’est donc pas plus avantageux de produire pour l’extérieur. En résumé les néo-chartalistes pensent qu’il faut donner la priorité à la production pour le marché intérieur. La devise nationale étant flottante, il ne peut y avoir de crise de change.

 

Ayant couvert les différents aspects du néo-chartalisme, nous pouvons conclure que c’est une théorie que nous approuvons au plus haut point.

Certes pour l’instant elle semble incompatible avec la suppression de la monnaie bancaire, donc notamment avec les dispositifs du genre « monnaie pleine », que nous avons défendu sur ce site. Il reste donc au néo-chartalisme à prouver soit qu’il peut après adaptation devenir compatible, soit qu’il dispose d’autres moyens de prévenir les crises monétaires du genre de celle de 2008.

On peut aussi déplorer que ses défenseurs organisés, par des déclarations paradoxales, voire même trompeuses, ne facilitent pas la diffusion de la théorie auprès du public éclairé, et que certains poussent leurs convictions à la limite du dogmatisme.

Mais elle défend un volontarisme budgétaire et une collaboration de la banque centrale qui n’existe pas à notre connaissance ailleurs, et qui semble indispensable pour tirer le monde de la mauvaise situation où il est. Et, ce qui ne gâte rien, elle est soutenue par un mouvement qui a une audience non négligeable.

 



(1) Georg Friedrich Knapp est un économiste allemand, qui a publié « Théorie Etatique de la Monnaie » en 1905. Il est fondateur de la théorie monétaire des Chartalistes.

(2) Rien ne dit que cette indépendance des banques centrales durera éternellement, car des voix commencent à s’élever pour la remettre en cause voir sur ce site « L’indépendance des banques centrales en question ».

(3) L. Randall Wray « Modern Money Theory”, 2nd Ed., 2015,Palgrave Macmillan (page 193, section 7.1)

(4) W. Mosler, une figure marquante du néo-chartalisme, est un ancien trader à Wall Street, il est un excellent spécialiste du fonctionnement du système monétaire des Etats-Unis.

Pourquoi le QE de la BCE ne marche pas

 

En Janvier 2015, le gouverneur de la BCE Mario Draghi a annoncé le lancement d’une opération de « quantitative easing » (en français « assouplissement quantitatif »). Rappelons qu’une telle opération consiste, pour la banque centrale, à acheter des titres de dette publics ou privés, les incorporant ainsi à son actif de bilan. Elle crée du même coup la monnaie centrale pour payer les banques vendeuses. (Lire la suite…)

La multiplicateur keynésien revisité

 

 

Résumé

Le multiplicateur keynésien remonte à Keynes lui-même mais il est encore utilisé de nos jours, au moins par les économistes d’inspiration keynésienne. On peut dire aussi qu’il sous-tend certaines de leurs positions(1) . Plusieurs des critiques qui ont été exprimées à son égard sont justifiées, et certaines d’entre elles ont suscité des perfectionnements pour les éliminer. Dans cet article nous les rappelons, puis nous ajoutons notre pierre. Premièrement, nous étendons son champ à l’ensemble des revenus, et non seulement à ceux provoqués par une dépense autonome. Deuxièmement, nous étendons les acteurs à l’ensemble des agents et non seulement aux pouvoirs publics. Troisièmement nous présentons une forme du multiplicateur qui permet de l’appliquer à l’économie réelle, d’utiliser pour ses paramètres les données de la comptabilité nationale, et donc de l’utiliser vraiment en politique économique.

(Lire la suite…)

Le révisionnisme monétaire

 

Nota: Ce texte est paru sur le blog « Financer l’avenir » de La Fondation pour la Nature et l’Homme

 

Tout à leur conviction que la création monétaire ne peut être mise au service de tous, et notamment ne peut financer des investissements collectifs, certains économistes en viennent à nier la possibilité même de la création monétaire. Ceci est une position révisionniste contraire aux faits et nous allons essayer de le montrer (Lire la suite…)

Le mécanisme du multiplicateur (dit »multiplicateur keynésien »)

Ce papier a pour objectif d’expliquer le raisonnement du multiplicateur keynésien. Le raisonnement part de l’idée que si l’Etat fait une dépense en créant un déficit, c’est-à-dire en ne prenant les ressources à personne, ces ressources nouvelles vont circuler dans l’économie. (Lire la suite…)

La croissance du crédit est-elle intrinsèquement source de crise financière, faut-il la limiter ?

La crise financière a servi de révélateurs à beaucoup d’entre nous. Personne n’imaginait le montant colossal des actifs  » toxiques  » ni des dettes en contrepartie. Si la dette publique a fait en Europe l’objet d’un suivi scrupuleux et d’une communication médiatique lourde, ce n’est pas le cas de la dette privée, que ce soit celle des ménages ou celle des banques et établissements de crédit. (Lire la suite…)

La création monétaire : Questions-Réponses

1- La monnaie : ce sont les pièces et les billets?

Pas uniquement. La monnaie c’est bien sûr des pièces et des billets en circulation (12% de la masse monétaire en 2000 en France), mais surtout des comptes courants ou dépôts à vue, qui en constituent donc 88%. (Lire la suite…)

Les déterminants de la masse monétaire

Objet de la note

La masse monétaire(1)est influencée par de nombreux facteurs, socio-économiques, réglementaires ou institutionnels et politiques. Cette note a pour but de les recenser et d’analyser le sens de leur influence, en fonction de la conjoncture. (Lire la suite…)

Portée et limitations du traité de Maastricht en matière de création monétaire

L’article 104 du traité de Maastricht semble interdire tout recours des Etats et administrations publiques à la création monétaire. Le but de cette note est de voir les limites de cette interdiction. (Lire la suite…)