La Grèce a connu de 1990 à 2000 une croissance similaire à celle des autres pays de l’Union Européenne. A la suite de son entrée dans l’Euro en 2001 et jusqu’en 2007 une bulle de croissance s’est développée, basée principalement sur le prix des actifs. Comme dans d’autres pays, cette bulle n’était pas viable et a éclaté en 2008. La figure 1 montre bien cette divergence des PIB à partir de 2000. Elle montre aussi la chute spectaculaire après 2008, la Grèce revenant en 2013 au niveau de 2000 après une chute d’environ 25% !(1)
FIG 1
Pourtant, un plan a été mis en place à partir de 2010 pour relancer l’économie. Ce plan a été largement inspiré par la « troïka » BCE-FMI-UE. Le raisonnement des spécialistes était simple. Pour qu’un petit pays sorte du trou, et s’il ne peut pas dévaluer, il doit regagner de la compétitivité autrement pour avoir une croissance « tirée par l’export » (export-led recovery). Cette méthode inspirée par les théories libérales fait bon marché des souffrances des citoyens concernés, le gain de compétitivité se construisant surtout, bien que pas uniquement, sur la baisse des salaires réels.
Ce regain de compétitivité par déflation salariale a fonctionné pour plusieurs pays, mais pas pour la Grèce.
La figure 2 ci-dessous montre que, des 5 pays examinés (qui ont tous fait l’objet d’un programme « d’ajustement » piloté par la troïka), la Grèce est celle qui a les exportations les plus faibles en 2014. Par rapport à 2008, la Grèce fait +3% pour les biens et -21% pour les services, alors que les 4 autres font entre +6% et +51% pour les biens et entre +3% et +29% pour les services. Qui plus est, la chute du PIB grec est bien pire que ne laisserait penser ces mauvais résultats.
Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
IE = Irlande LV = Lettonie EL =Grèce PT = Portugal ES = Espagne EU28 = Europe
Source : Voir référence [1]dans la bibliographie.
Figure 2
D’abord les experts auraient pu remarquer que pour que les exportations puissent relancer une économie, il faut en premier lieu que ces exportations pèsent suffisamment dans cette économie pour l’influencer notablement.
Tableau 1 |
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Pays |
Exp/PIB 2008 |
Grèce |
0,234 |
Espagne |
0,253 |
Portugal |
0,311 |
Lettonie |
0,395 |
Irlande |
0,804 |
Source: Eurostat |
Or le ratio des exportations au PIB en 2008, pour les 5 pays examinés, est donné dans le tableau 1. On remarque que la Grèce est le pays pour lequel ces exportations pèsent le moins, à quasi égalité avec l’Espagne, cas un peu à part en raison de sa taille. Les champions des exportations sont la Lettonie et l’Irlande, qui se sont effectivement bien sorties de la crise, puisque toutes deux ont presque retrouvé en 2014 un niveau de leur PIB égal à celui de 2008.
Mais, même avec des exportations représentant 23% de son PIB, il aurait dû y avoir un effet, même faible au lieu de cette absence catastrophique de résultat. La raison de cet échec patent est qu’en fait la compétitivité ne s’est pas améliorée du tout malgré les coupes spectaculaires dans les salaires et les dépenses publiques.
La figure 3 montre des « taux de change réels » calculés d’une part avec le coût unitaire du travail et d’autre part avec l’indice des prix. En fait il s’agit d’une comparaison entre les valeurs grecques et celles de ses compétiteurs dans le commerce international. Ils sont normalisés à 100 au début de 2000. On voit que l’indice ULC (Unitary Labour Cost) qui mesure la compétitivité des coûts du travail, a accumulé de 2000 à 2009 une perte de compétitivité de 30% à 35% (puisque les coûts montent), mais que cette perte a presque été effacée en 2013. En 3 ans les coûts du travail ont baissé de 35% par rapport aux concurrents, ce qui est très rapide.
Mais de son côté l’indice des prix, qui a monté de plus de 20% de 2000 à 2009, accompagnant ainsi les coûts du travail, n’a qu’à peine baissé de 2010 à 2013 (entre 2 et 5%).
Source : Paolo Manasse d’après Zsolt Darvas, Bruegel 2014
Figure 3
L’existence de ce paradoxe est confirmée par la figure 4 qui donne le TFP (Productivité Totale des Facteurs) de trois pays, dont la Grèce et l’Allemagne. En fait, cette TFP mesure les gains de productivité non expliqués par l’augmentation des moyens de production (capital et travail). C’est donc supposé donner un aperçu du moteur de la croissance par tête.
Source : Paolo Manesse (ses propres calculs)
Figure 4
La Grèce, en 2008, avait accumulé un retard de productivité de 25% par rapport à l’Allemagne, mais, loin de s’améliorer après 2008, ce retard sur l’Allemagne s’est creusé encore plus vite, pour atteindre plus de 40% en 2013.
D’où vient ce mystère ?
Il y a des raisons structurelles pour que la compétitivité vers l’export ne s’améliore pas.
– La majorité des entreprises grecques sont très petites (moins de 10 salariés) et leur taille les rend peu capables d’affronter les marchés internationaux.
– La récession en Europe et en Turquie n’a pas aidé.
– Les biens exportés sont surtout des carburants, des métaux des produits alimentaires et des produits chimiques. Tous ces biens ont une faible élasticité prix (une baisse de prix ne change pas beaucoup la quantité vendue).
– Les petites entreprises ont subi un « credit crunch » sans précédent.
– La bureaucratie est un obstacle pour les licences d’exportation.
– Du côté des services, les exportations sont en grande partie basées sur le tourisme et les transports par bateau. Or la vie publique a été assez agitée à plusieurs moments et a pu décourager certains touristes vers cette destination. Par ailleurs il y a eu une chute du commerce maritime international après 2008. Ces facteurs négatifs se sont atténués en 2013 et 2014 (avec de plus des troubles chez les concurrents pour le tourisme turc et égyptien), ce qui a permis un redressement en fin de période comme le montre la figure 2.
Tableau 2 |
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Pays |
Conso/PIB 2008 |
Irlande |
0,672 |
Allemagne |
0,732 |
Espagne |
0,755 |
France |
0,777 |
Lettonie |
0,788 |
Italie |
0,79 |
Portugal |
0,861 |
Grèce |
0,883 |
Source: Eurostat |
Mais l’explication qui à notre avis pèse le plus est que le PIB a tellement baissé que le ratio des coûts à la valeur de la production ne peut baisser malgré la baisse des coûts. La compétitivité d’une entreprise s’analyse comme le ratio de ses coûts à la quantité produite. Si vous baissez vos coûts autant que vous pouvez mais que dans le même temps votre production chute encore plus vite, vous n’êtes pas plus compétitif, vous l’êtes moins. Le PIB a baissé plus vite que les salaires. Lorsque la politique de l’offre est ainsi mise en défaut, il faut se tourner vers la demande. Ce qui s’est passé, c’est que par sa baisse la demande a littéralement scié à la base les efforts de compétitivité. Le tableau 2 montre que la Grèce présente un poids de la consommation très élevé (presque 90%). Les autres pays sont plus proches de 80%, voire 70 à 75% pour les grands pays.
Or la purge imposée par les spécialistes européens concerne principalement les revenus. Les salaires ont baissé de 15 à 20% en terme réels et de 35% par rapport aux autres pays (figure 3). Les dépenses du gouvernement ont fait l’objet d’une grande attention dans l’optique de la réduction du déficit et de la dette. Mais les dépenses du gouvernement représentent en 2009 45% du PIB, et son déficit (qui est un revenu pour les ménages et les entreprises) environ 10%. Ce déficit a été réduit à 5% en 2012 et 0 en 2013. Il faudrait ajouter à cette réduction celle des dépenses des collectivités locales. On peut aussi ajouter que l’emploi public a baissé d’environ 860.000 en 2009 à 630.000 en 2013, soit -27%.
En s’appuyant sur les chiffres du FMI, Paolo Manasse commente : « […] l’amélioration de la balance primaire entre 2009 et 2012 […] est sans précédent dans le passé récent en Europe, aussi bien en terme de quantité – environ 9% du PIB, qu’en terme de rapidité (3 ans). Depuis 2009, les revenus du gouvernement ont cru de 37 à 45% du PIB tandis que ses dépenses tombaient de plus de 50% à 45%. Les coupes dans l’emploi public ont été particulièrement sévères. »
Cette chute de la demande a entraîné une hausse du chômage dans les entreprises privées, d’où une réaction en chaîne sur la demande intérieure.
Au terme de cette étude, il nous paraît clair qu’en se focalisant sur les dépenses publiques et le niveau des salaires et des retraites, les architectes du plan de relance de l’économie grecque ont fait fausse route. Dans un pays où la croissance est tirée par la consommation et la dépense publique, l’amélioration de l’offre n’a servi à rien car la demande s’est effondrée.
On objectera que ce modèle n’est pas viable à long terme et que les grecs doivent le faire évoluer. Mais nous pensons qu’il est impossible de réformer ainsi un pays à chaud. De tels changements de paradigme demandent du temps.
Pour sortir du bourbier, il faut donc toucher le moins possible à la demande, voire la renforcer par un déficit budgétaire accru, et, bien sûr résoudre le problème du financement de l’économie par les banques.
Disons-le franchement, une telle réorientation nous semble difficilement praticable dans le cadre rigide qu’est l’euro actuel. Non seulement une dévaluation aiderait beaucoup, ce qui est impossible avec la monnaie unique, mais les politique budgétaire et monétaire accommodantes qu’il faudrait mettre en œuvre sont incompatibles avec tous les règlements de rigueur mis en place autour de l’euro dans sa forme actuelle.
La meilleure politique coopérative serait que l’euro monnaie unique soit remplacé par une « monnaie commune », mécanisme dont nous avons parlé plusieurs fois sur ce site. Ce système permet non seulement à chacun de dévaluer ou réévaluer sa monnaie par rapport à celles de ses partenaires, mais aussi de pratiquer la politique monétaire et budgétaire de son choix pour relancer son économie. Dans l’affaire grecque ce serait la solution idéale.
Si ceci n’est pas possible, la Grèce ne s’en sortira qu’en jouant cavalier seul, monétairement parlant, et en sauvegardant au maximum les coopérations commerciales et techniques au sein de l’Union Européenne.
[1] Ce document s’inspire fortement de « What went wrong in Greece and how to fix it » de Paolo Manasse, paru le 12/06/2015 sur le blog Economonitor. Bien que nous divergions sur certains points, nous avons utilisé nombre de ses raisonnements et des données qu’il a rassemblées. Là où nous utiliserons directement son texte, des guillemets seront utilisés.
Bonjour Gabriel,
Si tu le permets, je voudrais faire quelques remarques à propos de deux facteurs essentiels qui ont conduit la Grèce dans l’impasse actuelle.
1 – Il faut savoir, en effet, que de 1994 à 2013 – en 20 ans – le pays a accumulé un déficit de ses échanges extérieurs de 349,1 mds€ (en monnaie courante) pour un PIB cumulé sur la même période de 3.301,1 mds€, en monnaie courante également (source OCDE, Comptes Nationaux – Edition 2014), soit 10,6%, ce qui est considérable et explique l’ampleur de la dette souveraine – détenue en grande partie par ses créanciers étrangers – de 319,1 mds au 31/12/2013 (source Eurostat).
Ce qui permet d’avancer que le déséquilibre des comptes du pays est dû – presque essentiellement – au déséquilibre des comptes extérieurs. Un taux de 10% de déficit extérieur est absolument insoutenable pour un PIB, quel que soit le pays.
L’objectif essentiel au redressement de l’économie du pays – de mon point de vue – est d’obtenir le plus tôt possible l’équilibre de la balance commerciale (export = import), afin de réduire la dépendance du pays envers l’extérieur, source des difficultés actuelles.
La solution que je préconise – tu as peut-être déjà pensé à quelque chose d’approchant ? – est de remettre en service la drachme pour les transactions internes, tout en conservant l’euro pour celles avec l’extérieur. La parité de pouvoir d’achat (PPA) pourrait servir à fixer la parité entre les deux monnaies.
Prenons par exemple la PPA de la Grèce de 85,4 pour une PPA de 105,1 de l’Allemagne (Eurostat 01/2015). Dans ces conditions, les importateurs grecs devraient se procurer les euros au cours de 105,1/85,4 = soit 123 drachmes pour 100 euros et inversement les exportateurs percevraient 123 drachmes pour 100 euros. On obtiendrait ainsi de facto une dévaluation de la drachme, avec pour conséquence un rétablissement de sa balance commerciale : des importations plus coûteuses, donc réduites, et des exportations facilitées, donc plus fortes. Le tourisme s’en trouverait également dopé.
2 – En matière d’échanges internationaux, il existe une règle fondamentale que les initiés ne peuvent ignorer, mais dont ils ne veulent pas tirer les conséquences.
Quand il y a un exportateur dans un pays, il y a un importateur dans un autre pays, et comme la valeur de l’échange est la même pour les deux parties, on peut avancer qu’à l’échelle de la planète, les exportations sont égales par définition aux importations, ce qui veut dire en clair que l’exportation des uns ne peut pas se réaliser sans l’importation des autres.
De la règle exposée ci-dessus, découle une autre égalité, c’est que :
A la somme des balances bénéficiaires d’un ensemble de pays correspond par symétrie la somme des balances déficitaires de l’ensemble des autres pays. Comme chacun de ces derniers s’efforce naturellement de réduire l’endettement généré par le déséquilibre de ses échanges extérieurs, créant ainsi une situation conflictuelle, on comprend pourquoi les soldes des balances commerciales restent le plus souvent voisins de zéro. Le cas des Etats-Unis paraît bien être l’exception qui confirme cette règle.
La Grèce, pour ne citer qu’elle, subit les effets dramatiques de cette règle. Depuis le début du siècle, elle a notamment importé d’Allemagne, de France et des Etats-Unis, des armements – parfaitement inutiles, si l’on prend en considération l’Union Européenne faite pour la protéger – pour des dizaines de milliards d’euros. Elle a émis de la monnaie qui a fait grimper sa dette souveraine dont elle doit maintenant s’acquitter sous le prétexte qu’elle a dépassé les critères de Maastricht !
Ainsi donc, la croissance dont bénéficient certains pays du fait d’excédents commerciaux extérieurs a pour contrepartie des pertes de croissance résultant des déficits commerciaux des autres pays, ce qui signifie que la croissance des uns se fait, toutes proportions gardées, au détriment de celle des autres.
Amitiés
jean
Bonjour Jean,
Nous sommes bien d’accord. Le déficit commercial important et permanent doit être compensé par un déficit des autres agents. Ce n’est pas forcément le secteur public, mais dans un pays comme la Grèce ce ne peut être que lui..
Par ailleurs le mécanisme monétaire que tu suggères n’est autre, il me semble, que la « monnaie commune » que je suggère à la fin de l’article.
Enfin la responsabilité de l’Allemagne sur ces résultats, en tant que principal pays excédentaire en Europe, est évidente. J’en ai parlé plusieurs fois sur ce site, ainsi que du fait que tout le monde ne peut pas être excédentaire à la fois.
Amitiés
Bonjour,
Je me permet une remarque, vous parlez de l’euro monnaie unique, je suis navré mais c’est une erreur il me semble. L’euro n’est ni une monnaie unique ni une monnaie commune si je ne m’abuse.
C’est une collection de monnaies nationales homonymes liées entre elles par un taux de change fixe et conventionnellement fixé à un pour un.
Formulé autrement cela revient à dire que les euro français sont des créances sur la banque de France, les euros allemands sur la Bundesbank, ect… et que ces différentes dettes à vue sur les banques centrales nationales ont cours légal et forcé dans la zone €.
Cela est très bien visible avec le système des balances Target et son déséquilibre croissant (les euros Bundesbank valant potentiellement plus que les euros banque centrale de Grèce, on devine bien pourquoi…).
Cela implique un fait amusant pour les fanatiques de l’irréversibilité de l’euro, c’est qu’un pays en est déjà sortit, dans les faits sinon dans la tête des gens.
Ce pays c’est Chypre. En effet, avec le contrôle des capitaux imposé, les euros Chypriotes ne sont plus fongibles avec le reste des créances banques centrales européennes en circulation, du moins pas à un taux de 1 pour 1, il y a apparition d’une prime de change à cause d’un risque d’illiquidité.
De fait les traités européens ont déjà été violés et l’euro suspendu pour un de ses membres.
Amusant que ces fous-furieux ne voient pas l’éléphant au milieu du couloir (où plutôt, amusant les efforts surhumains qu’ils font pour ne pas le voir).
Cordialement,
@dlg
Vu par toi, il y aurait aussi un dollar de l’Etat de New-York et un dollar de l’Alaska, car je suis sûr que si on mesurait les soldes « Target » entre les deux, le second serait fort déficitaire devant le premier.
Le critère premier de la monnaie unique, c’est que la politique monétaire est unique. Il me semble que c’est le cas. Évidemment les Etats de l’Eurozone sont plus hétérogènes que les Etats américains, donc ça coince un peu plus par endroits …