Editorial : L’Allemagne pourrait-elle être un peu moins allemande ?

A l’occasion de la crise grecque, la coopération entre pays de la zone euro est mise à rude épreuve par l’intransigeance de l’Allemagne et de quelques autres pays. Nous avons ici même, dans un précédent éditorial, appelé les membres de la zone euro, et plus particulièrement l’Allemagne, à faire preuve de coopération pour mettre en œuvre des solutions réellement novatrices. Manifestement, on n’en prend pas le chemin. Nous allons donc essayer de dépasser le problème grec et préciser les termes du débat actuel.

L’Allemagne semble avoir à la fois l’exigence d’une monnaie saine et l’objectif de l’intégration européenne. Voulant concilier ces deux objectifs, elle agit comme si la solution pour y arriver était que tous les pays de la zone euro finissent par lui ressembler, ce qui est évidemment impossible. Ceci expliquerait pourquoi il paraît évident à tous les allemands que les grecs peuvent se sortir d’affaire en se serrant la ceinture, comme eux-mêmes ont appris à le faire à leur corps défendant. Ceci expliquerait aussi pourquoi le discours allemand se raidit de plus en plus devant les demandes d’aide, et réclame des règles plus strictes et des sanctions draconiennes pouvant aller jusqu’à l’exclusion de la zone euro.

Ces demandes nécessiteraient un nouveau Traité. Elles ne sont donc pas pour demain. Mais surtout, l’idée que le problème qui se pose est un problème de discipline est tout simplement fausse. Le vrai problème en fait est que le fonctionnement de l’économie de la zone euro reposait avant la crise sur un équilibre très instable. Nous avons décrit dans le dernier éditorial la divergence des taux d’inflation. Nous allons parler ici d’un déséquilibre plus fondamental, qui est celui des soldes commerciaux et financiers.

Rappelons que les pays exportateurs de la zone euro exportent vers un autre pays de la zone euro pour 40 à 50% de leurs exportations. Nous montrons en Annexe qu’en fait les excédents de l’Allemagne (ainsi que ceux de l’Autriche et des Pays-Bas) reposent dans la même proportion sur les déficits de l’Espagne (ainsi que sur ceux de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal). C’est ainsi qu’à un total des excédents privés dans la zone euro de 290 milliards d’euros répond un total des déficits privés de 138 milliards d’euros, soit 48%. Autrement dit, les pays excédentaires fabriquent intégralement leurs excédents provenant de la zone euro par les déficits donc l’endettement des agents des autres pays.

On pourrait croire que la performance exceptionnelle de l’Allemagne à l’exportation profite à l’ensemble de l’Europe. Il n’en serait ainsi que si l’Allemagne distribuait les excédents qui en résultent à l’ensemble de ses partenaires. Or ce n’est pas le cas. L’excédent est conditionné par des déficits dans d’autres pays, et il n’induit la demande correspondante qu’au prix d’un endettement croissant et d’une fragilisation à la crise. Celle-ci a fait voler cette construction en éclat.

Le drame s’est noué en 2008 et 2009. L’Annexe montre qu’à cause de la crise, les déficits des secteurs privés en Espagne, Irlande, Grèce et Portugal se sont violemment résorbés et sont devenus des excédents. Il en est ainsi parce que les agents se sont fortement désendettés, et ont aussi réduit leurs dépenses. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent donc plus générer d’excédents en Allemagne. L’Allemagne voit donc tout à coup 40% de son marché fortement désolvabilisé.

Or les pertes de revenus pour ces clients sont compensées partiellement par les déficits des Etats correspondants. L’Allemagne insiste pour que ses partenaires réduisent leurs déficits publics aussi vite que possible. Mais dans des pays moins compétitifs que l’Allemagne, de telles politiques d’austérité risquent d’induire des récessions de longue durée et ces pays ne pourraient pas redevenir rapidement de bons clients de l’Allemagne. Même si on supposait que de telles réductions de déficit public soient possibles sans récession, elles ne seraient possibles par construction qu’en dégradant les excédents du secteur privé (par une nouvelle tendance à l’endettement) ou en améliorant le solde extérieur. Or améliorer ce solde extérieur ne peut se faire que si un autre solde extérieur se dégrade ailleurs dans la zone euro, ou si le solde global de la zone euro s’améliore par une politique d’exportation généralisée de la zone. Ceci revient à appliquer le modèle Allemand à toute la zone euro, ce qui paraît difficile sans une dose de protectionnisme et donc sans conflit avec les pays extérieurs.

L’autre solution est que l’Allemagne renonce à son modèle, ou au moins l’amende en favorisant plus que par le passé sa demande intérieure, pour diminuer ses excédents, ou dépense ces excédents ailleurs dans la zone euro.

Nous avons abondamment expliqué sur ce site pourquoi la position de pays déficitaire n’est pas confortable et ne peut être supportée indéfiniment(1) . Nous avons aussi expliqué pourquoi le monde ne peut prospérer de manière optimale autrement qu’en équilibrant volontairement toutes ces balances financières.(2) Il en est de même dans la zone euro.

En résumé, comme le dit si plaisamment Martin Wolf dans « Le Monde de l’Economie » du 16 Mars 2010, si l’Allemagne veut que l’ensemble de la zone Euro devienne plus allemande (c’est-à-dire plus excédentaire), elle-même doit le devenir moins.

Pour voir l’Annexe



(1) Certains peuvent le supporter longtemps (par exemple les USA), d’autres beaucoup moins (en général les petits pays).

(2) Rappelons simplement que pendant les 30 glorieuses, le pays excédentaire (les Etats-Unis) a recyclé ses excédents d’abord par le Plan Marshall, puis par ses dépenses militaires à l’étranger. Les pays excédentaires qui lui ont succédé (Japon, puis Allemagne, Chine et quelques autres) ont accumulé au lieu de recycler.