Editorial : Comment desserrer le piège de l’Euro ?

La Grèce est prise au piège de la monnaie unique. Le piège, c’est qu’en entrant dans l’euro, elle a abandonné la maîtrise de sa politique monétaire au profit de la Banque Centrale Européenne (BCE), mais que dans la tourmente présente cette BCE ne peut rien pour l’aider sans déroger aux traités voulus par les plus orthodoxes des signataires.

Les esprits avertis pourraient objecter que pour aider les banques la BCE a également dérogé aux traités. En vérité, beaucoup moins qu’on ne pense. Elle a dérogé à ses modes habituels de financement pour employer ce qu’on appelle des procédés « non conventionnels Â», mais le traité prévoit expressément que la BCE peut « refinancer Â» les banques et établissements de crédit. Tandis qu’il défend expressément qu’elle puisse acheter des titres d’emprunts des Etats, monétisant ainsi leur déficit.

C’est dire que sans modifier les traités, on ne peut pas faire agir la BCE. Voyons donc ce qu’il est possible de faire.

Le problème posé est que la Grèce et, moins violemment pour l’instant, d’autres pays de la zone Euro (Portugal, Espagne, Irlande) sont attaqués par la spéculation et sont amenés à payer leurs emprunts à des taux trop élevés pour l’époque actuelle de continuation de la crise. S’ajoutant à des politiques de rigueur assez restrictives pour restaurer leurs équilibres, ceci risque de les remettre en récession. A un moment donné, un de ces pays peut juger que le sacrifice à faire pour rester dans la zone euro est trop lourd, et peut alors décider de sortir(1) .

Si on veut éviter cet engrenage fatal, il faut fournir à ces pays les moyens de se sortir, à cours terme de l’attaque spéculative, à moyen terme de leur récession déflationniste. Il y a deux classes de solutions selon qu’on remet en cause la monnaie unique ou pas. Commençons par rester dans la monnaie unique.

Disons de suite que le spectacle de l’inaction montré par les chefs de gouvernement européen le 11 Février 2010 est affligeant. Des moyens que, paraît-il, ils gardent en réserve en cas d’aggravation de la situation, aucun ne semble vraiment efficace. Les garanties bilatérales des emprunts de l’Etat grec feraient peut-être retomber, au moins temporairement, la spéculation. Mais on peut penser que les écarts de taux d’intérêt ne seraient pas supprimés, ni, à notre avis, la spéculation. En effet, une garantie, c’est une intention, pas une action, et ce n’est pas éternel. Les acheteurs de titres de l’Etat grec vont continuer à exiger une prime de risque. Un autre moyen envisagé consiste en prêts directs bilatéraux à la Grèce. Mais ils ne pourront pas être de montants importants parce qu’ils seront difficilement acceptés par les opinions publiques à qui ont rebat les oreilles de la nocivité de la dette.

On peut déjà prédire qu’en cas de bourrasque ces timides actions conforteraient les marchés dans l’idée qu’aucun pays n’est prêt à aider vraiment ceux qui sont en difficulté.

On n’évitera pas, si on veut casser toute spéculation, réduire à zéro les écarts de taux et ainsi aider la Grèce à se redresser, soit de créer un fond d’emprunt européen pour la zone euro, soit de permettre à la BCE d’acheter des obligations des Etats en difficulté, éventuellement exceptionnellement. Le fond obligataire européen emprunterait pour les Etats et se ferait rembourser par eux. Il n’y aurait plus de marché organisé ni occulte de la dette des Etats et plus de spéculation possible sur les différences entre Etats. C’est le procédé le plus sûr. Alternativement, si la BCE annonçait qu’elle avait dorénavant l’intention d’acheter les titres des Etats s’ils venaient à baisser trop, alors la spéculation s’arrêterait. Aussi bien la FED aux USA que la BOE en Grande-Bretagne ont usé de ce procédé pendant la crise financière chaque fois que les opérateurs semblaient s’inquiéter de la possibilité pour le marché d’absorber la dette publique sans augmenter les taux.

On résoudrait ainsi le problème du court terme et on éviterait tout accident dû à un emballement de la spéculation. Le résoudrait-on à moyen terme ? Rien n’est moins sûr. La Commission de Bruxelles, et derrière elle, semble-t-il, le Conseil Européen, table sur une cure de rigueur du pays en difficulté pour ramener le déficit dans les 3% de Maastricht et rendre ainsi la dette maîtrisable. Mais croire que ceci va ramener automatiquement la prospérité qui seule peut garantir des finances saines, c’est de la méthode Coué, plus exactement on reconnaît là la « pensée unique Â».

Donnons quelques chiffres. Il est bien connu, car souvent mis en exergue, que le déficit de l’Etat grec est de – 16% du PIB en 2009, et la dette publique de 113% du PIB. Ce qu’on entend moins, c’est que sa balance extérieure courante est de – 12% du PIB et que son inflation est en permanence plus élevée que celle de ses partenaires de la zone euro. Le graphique donne l’évolution des prix à la consommation dans quelques pays. On y a pris comme référence le niveau de Décembre 1998, car les parités avec l’Euro ont été fixées à ce moment, sauf précisément pour la Grèce pour laquelle la parité été fixée en Décembre 2000. Ce pays est donc « favorisé Â» en ce sens qu’il a intégré 2 ans d’inflation de plus que les autres dans sa parité avec l’euro(2) . Ceci dit, nous voyons sur ce graphique que les prix grecs augmentent en moyenne de 3,2% par an sur la période, et qu’à la fin on est sur une pente de 2,5% par an, alors que les chiffres pour l’Allemagne sont respectivement 1,6% et 1%.

La Grèce est donc non seulement malade de ses finances, mais aussi de sa compétitivité. Croire que non seulement ce pays pourra baisser son inflation au niveau de l’Allemagne, mais en plus rattraper par déflation compétitive le retard accumulé est une prévision quelque peu hasardeuse.

En fait, on découvre ainsi ce que nombre d’économistes ont écrit au moment de la création de l’Euro, à savoir que la zone euro n’est pas une « zone monétaire optimale Â»(3). Ceci signifie que la mobilité des travailleurs n’existe pas et que les circuits commerciaux sont très différents, de sorte que les coûts ne peuvent s’égaliser. Il y a donc évolution divergente des compétitivités des différentes économies, et au bout d’un certain temps, certains, moins inflationnistes et mieux organisés, deviennent prédateurs, tandis que d’autres, plus inflationnistes et moins armés dans la compétition internationale, s’enfoncent dans les déficits commerciaux, puis budgétaires, et ne résistent pas à la première crise venue.

En conséquence, la « disjonction Â» de l’Union Monétaire n’est qu’une question de temps, la crise actuelle ne fait que révéler le problème plus tôt. Pour la même raison, résoudre le problème à court terme comme indiqué plus haut ne supprime pas ce problème de fond. Comment le résoudre ?

La seule solution pour un pays qui a une inflation plus forte que les autres et doit restaurer sa compétitivité est de dévaluer sa monnaie. Mais la monnaie unique interdit par définition une telle opération. Pour que chaque pays puisse faire varier la parité de sa monnaie avec celle des autres il est nécessaire d’avoir une monnaie « commune Â» et non une monnaie unique. Dans le système de la monnaie commune, chaque pays a sa propre monnaie, mais partage avec les autres une monnaie commune qui sert aux échanges entre eux et avec l’extérieur. Une telle monnaie a été théorisée au niveau mondial (notamment par P. Davidson). Nous avons transposé sa proposition pour une zone monétaire restreinte dans une fiche technique «Fiche N° 13 : Une monnaie commune, comment ça marche ? Â».

Avec une telle monnaie, les pays participants sont protégés contre la spéculation et contre les déséquilibres des balances de paiements, tout comme avec une monnaie unique(4) . Mais de plus ils sont libres d’appliquer la politique monétaire de leur choix. Dans le cas de la Grèce, celle-ci pourrait, compte tenu de sa plus forte inflation, demander la dévaluation de sa monnaie par rapport à la monnaie commune.

L’inconvénient d’une telle monnaie est que si elle n’est pas mondiale, il subsiste un problème de change avec l’extérieur (ceci est expliqué dans la Fiche N° 13). Mais au moins les problèmes entre les membres de la zone monétaire concernée sont réglés. Par ailleurs, ce système retire à la BCE l’essentiel de ses prérogatives de politique monétaire interne aux pays de la zone. Mais doit-on le regretter étant donné son impuissance à résoudre le problème crucial de la divergence des économies participantes ?

Certains économistes(5) ont proposé une option temporaire, et donc moins révolutionnaire, qui va cependant dans le même sens de flexibilité des parités. Leur plan consiste à créer un deuxième euro, dit « euro faible Â», géré par la BCE comme l’euro actuel, dit « euro fort Â». Ceci revient à dévaluer l’euro seulement dans certains pays, ceux qui souhaitent un soutien monétaire à leurs difficiles plans d’ajustement. Cet euro faible pourrait aussi être proposé aux candidats actuels à l’euro qui ont du mal à se hisser au niveau de l’euro fort. Des critères de passage de l’euro faible à l’euro fort seraient définis, qui incluraient (contrairement aux critères de Maastricht) l’équilibre des échanges extérieurs.

La difficulté est la dette actuelle des pays qui sont dans l’euro et qui passeraient à l’euro faible. Les auteurs préconisent que les dettes actuelles restent libellées en euro fort, pour ne pas léser les créanciers. Mais ceci augmente d’autant la dette du pays concerné, et aussi les remboursements. Nous pensons au contraire qu’il faudrait une vraie dévaluation, y compris une dévaluation des dettes. Les prêteurs pourraient supporter le choc, étant donné qu’ils encaissent actuellement une prime de risque de défaut qui ne se réaliserait ainsi que très partiellement.

Par ailleurs, on peut craindre que des pays structurellement déficitaires comme la Grèce ne restent éternellement dans l’Euro faible.

 

En conclusion, on voit que les idées ne manquent pas pour résoudre les problèmes, l’inaction est donc coupable. Les plus grands obstacles à la mise en œuvre de ces solutions sont les égoïsmes nationaux, notamment celui de l’Allemagne, qui, forte de sa situation excédentaire exceptionnelle et de son orthodoxie monétaire intransigeante, ne semble pas prête à accepter des compromis. Puisse les événements la forcer, ainsi que tous les autres, à entrer dans une démarche plus coopérative.



(1) Nous prenons ici l’exemple de la Grèce, qui est aujourd’hui sur la sellette, mais notre analyse s’applique aux autres pays attaqués.

(2) En réalité la fixation des parités ont été fixées avec des statistiques passées et d’autres critères. Donc ne pas tirer de conclusions chiffrées absolues de notre graphique, mais plutôt des taux d’inflation. Pour avoir des mesures absolues des niveaux de prix, il serait intéressant d’avoir des PPA (Parité de Pouvoir d’Achat) entre les pays de l’Euro, mais une telle statistique serait politiquement très incorrecte.

(3) Ceci n’a rien à voir avec l’absence de « gouvernement Ã©conomique Â», qui ne changerait rien au problème.

(4) On défend souvent le concept de monnaie unique en le comparant à la situation des monnaies complètement indépendantes, mais sans envisager d’autres mécanismes.

(5) M.G. Arghyrou et J. Tsoukalas, « The option of last resort : a two-currency EMU Â» (2010) RGE Europ EconoMonitor.