La crise financière a servi de révélateurs à beaucoup d’entre nous. Personne n’imaginait le montant colossal des actifs  » toxiques  » ni des dettes en contrepartie. Si la dette publique a fait en Europe l’objet d’un suivi scrupuleux et d’une communication médiatique lourde, ce n’est pas le cas de la dette privée, que ce soit celle des ménages ou celle des banques et établissements de crédit.
Le mécanisme vénéneux de la titrisation des subprimes puis de la production de dérivés est clairement à l’origine technique de la crise, mais la question de l’endettement colossal de l’ensemble de l’économie revient sur le tapis. Est-il durable ? Ne conduit-il pas mécaniquement le système dans une course folle à la croissance pour la croissance, à la croissance qui n’arrive même pas à rembourser la dette ? N’est-ce pas un mécanisme qui renvoie aux générations futures le paiement de l’addition ?
Cette interrogation est d’autant plus importante qu’inversement il est assez clair que le développement économique a été rendu possible depuis des siècles précisément par le mécanisme du crédit. Si les échanges avaient été limités à ce que permettait la monnaie métallique ou une monnaie papier gagée à 100% par cette monnaie métallique, le développement aurait été limité de fait. Faut-il donc limiter drastiquement le crédit ? Si oui comment et dans quelles limites précises ? Nous allons dans cette note nous limiter aux enjeux  » internes  » en renvoyant  à une deuxième note sur les questions liées aux échanges internationaux.
Qu’en disent les spécialistes ? Certains observateurs attirent l’attention depuis des années sur l’excès de la dette des ménages. Patrick Artus(1) par exemple a écrit, « dans la zone euro, sur les dix dernières années, la dette privée est passée de 75 % à 145 % du PIB. Sans la hausse de la dette des ménages, la croissance de la zone euro serait nulle depuis 2002« . Et hors zone euro, la situation n’est guère plus réjouissante : en Grande Bretagne, la dette des ménages dépasse les 160 % du revenu disponible. Une étude récente de Jean-Luc Buchalet et Pierre Sabatier montre que, sans l’augmentation de la dette des ménages, la Grande Bretagne serait en récession depuis 2002. Pierre Larrouturou indique également(2)qu’en 1929, quand éclata la dernière grande crise du capitalisme, la dette totale (privée et publique) représentait 130% du PIB américain. Aujourd’hui, elle atteint 240 % et dépasse même 350% en intégrant la dette du secteur financier ! A ses yeux cette situation est nécessairement explosive, et sa cause à chercher dans l’insuffisance rémunération salariale : pour écouler la production il a fallu compenser l’insuffisance de pouvoir d’achat des salariés par de l’endettement.
D ‘autres observateurs expliquent la croissance de la dette par la nécessité de la croissance de la création monétaire, faite en monnaie d’endettement. Le mécanisme de l’intérêt conduirait selon eux à une augmentation exponentielle du crédit.
D’autres encore pensent que c’est du côté du secteur financier qu’il faut regarder ; l’effondrement de la valeur des Lehman Brothers et autres Bear Stearn est due à l’effondrement de la valeur de leurs actifs, mais finalement bien aussi à l’incapacité pour eux de faire face à des échéances de remboursement de dette !
Enfin  » last but not least  » Maurice Allais,  » notre  » prix Nobel d’économie, dans une note écrite au moment de la crise de 1998, affirme que c’est l’endettement excessif qui est responsable de la crise de 1929, des cycles au XIX° et de la crise de 1998.
Ces opinions sont parfois contradictoires mais accusent toutes l’endettement excessif. L’est-il vraiment ?
Pour y voir plus clair essayons de séparer les enjeux et de remettre cette histoire de dette à sa juste place.
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1 Qui dit dette dit créance.
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Tout d’abord il est nécessaire de rappeler une évidence. Toute dette a une créance en contrepartie. Si les dettes croissent les créances aussi, et le total fait toujours zéro. Indépendamment des effets dynamiques des faillites en cascade, il faut dire d’abord que si A ne peut pas rembourser B, B s’appauvrit de ce que A économise. De la même manière, l’inflation est d’abord un mécanisme de transfert de richesse. Les épargnants s’appauvrissent de ce que gagnent les emprunteurs.
C’est d’ailleurs ce qui explique qu’un pays peut se relever très rapidement d’une crise monétaire. Les facteurs physiques (les hommes, les ressources, les machines, l’énergie, les modes d’organisation..) sont là même si la monnaie a été détruite. Et la monnaie étant scripturale pour l’essentiel, il n’est guère compliqué de la recréer. Le seul vrai problème est celui de sa crédibilité, et c’est surtout une question sociale et politique.
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2 Dette publique et dette intérieure totale
Une confusion commune consiste à confondre la dette publique avec la dette du pays, et à épingler plus facilement la dette publique que la dette privée. Or, l’État n’est qu’un des agents économiques et sa dette ne représente pas la dette du pays tout entier : les entreprises et les ménages s’endettent également. L’endettement intérieur total d’un pays est donc constitué de la somme des dettes des administrations publiques, des ménages et des entreprises (à l’exclusion des établissements financiers, par définition de l’endettement intérieur).
Par exemple, en France, en 2007, l’endettement intérieur total était de 3 600 milliards d’euros, soit 190 % du PIB, et se répartissant ainsi :
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Endettement intérieur total en France en 2008
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Part dans l’endettement intérieur |
Endettement en % du PIB |
Administrations publiques |
33,5Â % |
63Â % |
Entreprises |
41,5Â % |
78Â % |
Ménages |
25Â % |
48Â % |
Total |
100Â % |
190Â % |
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De ce point de vue, la répartition dans la dette entre agents diffère entre les pays. L’OFCE propose d’opposer deux modèles : un modèle anglo-saxon et un modèle européen. Dans le premier modèle, les ménages sont très endettés (leur dette représente 100 % du PIB au Royaume-Uni), épargnent peu et l’État est comparativement moins endetté. Dans le second modèle, les ménages ont un endettement limité, une épargne plus élevée et l’État est comparativement plus endetté : la France se rattache à ce modèle. Les différences dans la structure de l’endettement renverraient partiellement aux fonctions assurées par l’État : dans le second modèle, l’État assure des fonctions plus nombreuses, comme la construction de logements sociaux ou l’éducation, qu’il finance en partie par endettement. Au contraire, dans le modèle anglo-saxon, l’État intervient moins, et les ménages s’endettent pour financer les dépenses qui ne sont pas socialisées par l’État. Autrement dit, le niveau de dette publique dépendrait en partie de la répartition des activités économiques entre les agents.
On voit également dans le tableau de l’endettement intérieur total (EIT) que le fait qu’il soit supérieur au PIB n’est pas un problème en soi puisqu’il s’agit de dettes brutes additionnées. Sans la mention des créances ces chiffres ne veulent rien dire. Pour un agent en effet ce qui compte ce n’est pas son endettement brut mais bien son endettement net (de ces créances et de son patrimoine). Pour une entreprise l’analyse financière se concentre évidemment plus sur l’actif net (actif – dettes) que sur l’endettement.
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3 La dette des ménages
La crise a révélé ce que bon nombre d’experts savaient : la hausse de l’endettement des ménages, atteignant des proportions du revenu disponible très élevées en Amérique, Espagne , Angleterre du fait surtout de la croissance de leur endettement immobilier. Cette hausse des dettes des ménages dans ces pays résulte des mécanismes bien connus de prêts dont les fameux subprimes, mis en place pour compenser des rémunérations insuffisantes, créant la bulle immobilière. Heureusement la France a échappé à la  » recharge hypothécaire  » et par ailleurs bénéficie d’une pratique bancaire raisonnable : les banquiers se fondent en France encore sur les revenus des ménages et pas seulement sur la valeur de la garantie hypothécaire; les ménages en France ont vu leur endettement augmenter : il est passé de 50 à 60% du revenu disponible brut mais sans que cela soit un problème d’autant que leur patrimoine est bien supérieur. L’Insee évalue régulièrement le patrimoine des ménages ; en 2005 il s’élevait à 8000 milliards d’euros (6000 d’actifs non financiers 2000 d’actifs financiers nets, 3000 bruts et 1000 de dettes, soit en gros 50 % du PIB). Pour un peu plus de 25 millions de ménages cela fait plus de 300 000 euros de patrimoine pour un endettement par ménage de 40 000 euros, 8 fois moins. La vraie question, en France, n’est donc pas celle des ménages en totalité mais des ménages les plus défavorisés, les ménages en situation de surendettement.
Il faudrait regarder de la même manière les cas américains, anglais et espagnols pour en tirer des conclusions.
En première analyse, on peut dire que l’endettement excessif des ménages peut s’évaluer selon deux critères : dette / revenu et dette /patrimoines. Si cet endettement est excessif pour l’ensemble des ménages c’est à l’évidence un symptôme d’un déséquilibre économique (partage de la plus value en défaveur des revenus du travail, insuffisance de l’offre de logements ou de foncier accessible) et d’un défaut de contrôle bancaire, les banques prêtant trop et de manière trop risquée.
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4 La dette des entreprises
Ce sujet est a priori moins sensible que le précédent, les entreprises sont en général gérées professionnellement, les banques ne leur prêtent en général qu’après examen de ratios voire engagement de ratios (les covenants des contrats de dette) tels que dettes /cash flow et dettes/fonds propres (les cousins pour les entreprises des ratios précédents pour les ménages). Les ratios  Cooke puis Mac Donnough et plus globalement la crainte des banques de ne pas être remboursées limitent les prises de risque inconsidérées. Par ailleurs les entreprises sont entourées de conseils qui peuvent les alerter. Les risques de surendettement en période de conjoncture  » normale  » sont donc plus faibles que pour les ménages.
Ils ne sont néanmoins pas nuls : la France est encore peu organisée pour le financement des fonds propres, et les financiers qui le pratiquent ont dans les dernières années surtout réaliser des opérations de LBO, pour améliorer le rendement des capitaux engagés, donc ont plutôt poussé à l’augmentation de la dette des entreprises. L’appétit pour des rendements extravagants (vouloir 15% de rendement est en gros impossible sauf en jouant sur l’effet de levier) est donc quand même, toutes choses égales par ailleurs, propice au financement par endettement, d’autant plus évidemment que les taux d’intérêt sont faibles.
Un retour sur terre de l’ensemble des pratiques bancaires et financières pourrait permettre de revenir à des pratiques plus raisonnables.
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5 La dette des établissements financiers bancaires et non bancaires
5.1 Dans le bon vieux temps
Avant l’explosion de la finance déréglementée, disons sous le régime Bretton Woods jusqu’en 73, les choses sont assez simples. Du coté des établissements financiers non bancaires, leur endettement est adossé comme pour une entreprise à des actifs et des revenus futurs; la question de leur niveau d’endettement se pose en gros comme celui d’une entreprise non financière. Elle doit recourir à des prêts pour assurer son financement et dépend donc comme les entreprises de la gestion des banques.
Du côté des banques, les questions sont complètement différentes puisqu’ elles génèrent des dépôts avec les crédits qu’elles consentent ; elles font face à deux risques principaux :
– le risque de liquidité : la banque peut elle faire face et si oui pendant combien de temps à des demandes de retrait
– le risque de solvabilité, que se passe-t-il si les prêts qu’a fait la banque ne sont pas remboursés ou mal remboursés
Dans cette période bien réglementée par Bretton Woods, ces risques ont été maîtrisés et il n’y a pas eu de casse. Il n’y a pas eu de crise bancaire ou financière majeure.
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5.2 Les conséquences de 30 ans de la déréglementation et de la  » mondialisation financière «Â
Les choses se sont sérieusement dégradées. Les crises monétaires, bancaires, financières se sont multipliées. Les activités de banque de dépôt et de banque d’investissement séparées par Roosevelt ont été remélangées. L’innovation financière a permis de contourner les règles, imaginées par le comité de Bâle (créé en 1974). Bâle II qui entre en application en 2008 est obsolète dès son lancement… La titrisation a permis aux banques de prêter bien au-delà de ce que le ratio Cooke (Bâle I) visait (puisque les crédits risqués ont été sortis du bilan des banques pour être remplacés par des titres cotés 3A par les agences de notation).
Les crédits bancaires aux établissements financiers (principalement les banques d’investissement et les  » hedge funds « ) sont devenus complètement excessifs d’autant qu’effet de levier oblige, les emprunts de ces fonds d’investissement aux banques leur ont permis de financer des opérations spéculatives avec peu de fonds propres.
En un mot la création monétaire a permis d’alimenter les opérations spéculatives (sur l’immobilier, les actions et les produits dérivés) grâce à la titrisation.
Au total, ces dettes-là (dont le montant serait intéressant à connaître?) sont à l’évidence excessives et complètement impossibles à garantir par les Etats.
Il est impensable de ne pas trouver un moyen de revenir au bon sens et de limiter ces activités qui n’ont d’autres intérêts que d’enrichir les financiers et aucune valeur sociale.
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6 Crédit et création monétaire
Il est possible de remplacer le mécanisme central de création monétaire, la  » monnaie-dette  » par un mécanisme de monnaie  » permanente « , qui n’endette pas les agents économiques.
Quel serait l’impact d’un tel transfert sur les montagnes de dettes actuelles ?
Prenons le cas français, on peut penser au maximum à remplacer l’équivalent de M1 par de la monnaie permanente. M1 c’est en gros 15 à 20 % du PIB, soit en gros 300 milliards d’euros. Par rapport à l’EIT (3600 milliards d’euros) et par rapport aux dettes des banques en faveur des financiers (montant ?), c’est complètement marginal. Non disent certains car le mécanisme des intérêts composés nécessite une création monétaire de  » monnaie-dette  » croissant exponentiellement. En fait il s’agit d’une erreur d’analyse. Si la monnaie-dette était remplacée par de la monnaie permanente, les intérêts de cette création monétaire seraient effectivement supprimés. Mais ces intérêts étant des revenus ils seraient remplacés par d’autres revenus. En gros cela permettrait de remplacer des revenus du capital par des revenus du travail. Le PIB croîtrait (ou pas) et nécessiterait toujours une injection de moyens de paiement de l’ordre de 15 à 20 % de son taux de croissance.
Si cette voie est intéressante c’est pour une autre raison : c’est parce qu’elle permet de redonner des marges de manÅ“uvre financière aux Etats. La dette publique se mettrait à ne plus croître de manière exponentielle et le déficit pourrait être financé à hauteur de cette création monétaire annuelle. L’EIT ne serait pas vraiment changé, toutes choses égales par ailleurs.
Il n’y a qu’un cas où la fin de la monnaie dette résout le problème général de la dette. C’est si on ne raisonne pas toutes choses égales par ailleurs et qu’on suppose que cette réforme s’accompagne de la suppression du droit fait aux banques de faire crédit au-delà de l’épargne collectée. C’est en gros la proposition de Maurice Allais.
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7 Faut-il limiter le crédit à l’épargne ?
Cette proposition refaite publiquement par Maurice Allais en 1998, et qu’il appelle de ses vÅ“ux depuis des décennies est sans doute irréaliste, tant sont puissants les intérêts en jeu. Les gouvernements du monde entier sont entourés sur les questions monétaires et financières de spécialistes issus du monde de la finance et en général qui y retournent après leur passage au public. On les voit mal accepter de mettre en Å“uvre une réforme qui consisterait à supprimer le plus gros des revenus des financiers, donc les leurs…
Mais plus fondamentalement cette proposition est sans doute excessive; l‘ampleur de l‘épargne dépendra toujours des traditions et du contexte économique dans chaque pays concerné. De sorte que le bon niveau d‘endettement pour assurer l‘investissement pour une expansion économique correcte ne peut être ainsi limité. Il n y a donc aucune raison a priori que l’épargne soit adaptée au besoin d’investissement : elle peut être trop faible ou trop élevée. Il est plus pragmatique de proposer des mécanismes qui permettent à la puissance publique de régler le couple épargne-crédit en fonction de l’activité et des besoins d’investissement.
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8 Premières conclusions
A l’évidence le crédit des banques aux financiers a été excessif et a montré sa dangerosité. Il appartient aux Etats de le limiter drastiquement. Soit en réglementant fortement les activités à effet de levier et en en interdisant certaines purement et simplement.
Le crédit aux ménages est lui aussi manifestement dangereux et manié abusivement. La réponse est double. D’une part, il faut traiter le problème à sa racine, à savoir l’insuffisance de pouvoir d’achat d’origine économique, ce qui dans un contexte d’ouverture des frontières et de batailles pour la compétitivité ne peut s’envisager sans une réflexion sur le libre échange. En parallèle, l’Etat doit veiller à mettre en place des garde-fous, avant qu’il ne soit trop tard,notamment pour les ménages les plus défavorisés.
Enfin l’Etat doit disposer d’un instrument de pilotage lui permettant de se substituer à l’endettement privé quand celui -ci devient insuffisant, par la commande et le déficit publics, et simultanément recourir à l’emprunt public quand les liquidités sont abondantes et surtout quand l’appareil productif tourne à plein régime. A nouveau ce pilotage ne peut se concevoir sans une réflexion sur l’ouverture des frontières et sur la mise au pas des paradis fiscaux.
A suivre …
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(1) Cité dans une interview de Pierre Larrouturou
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