L’économie de bazar

Qu’est-ce que l’économie de bazar ? Le terme lui-même, qui vient d’Orient, nous donne une indication. Un bazar, chez nous, c’est un magasin qui achète toutes sortes d’objets en provenance du monde entier, pour les revendre aux clients locaux. En économie, on appelle ainsi une économie dans laquelle les entreprises achètent pour revendre sans transformation, ou très peu, au lieu de faire de l’industrie, c’est-à-dire fabriquer soi-même pour vendre.

Quel est l’enjeu ? Supposons qu’un pays a une activité industrielle, et que sa balance commerciale est équilibrée. Maintenant, les entreprises doivent servir de nouveaux marchés à l’étranger. Il y a alors trois solutions.

a) Fabriquer chez soi, c’est la solution  » traditionnelle Â«Â , celle qui avait cours majoritairement avant 1950 environ. Si on suppose que les nouvelles ventes sont de 100 et ne nécessitent aucune importation, la balance commerciale s’améliore de 100, ainsi que la valeur ajoutée intérieure, ce qui se traduit par salaires et profits supplémentaires.

b) Fournir les marchés étrangers directement à partir d’un autre pays. C’est la solution  » mondialisation Â Â» celle qui a cours majoritairement aujourd’hui. Dans ce cas rien ne passe par le pays concerné, donc la balance commerciale est inchangée et la valeur ajoutée dans le pays ne bouge pas non plus. Par rapport à la solution précédente, on a perdu 100 en balance commerciale et 100 en revenus.

c) Importer avant assemblage final pour assembler chez soi et réexporter de là. C’est la solution  » bazar Â«Â . Supposons que la valeur ajoutée pour l’assemblage soit de l’ordre de 10%. Alors on importe 90 et on exporte 100. La balance commerciale s’améliore de 10, ainsi que la valeur ajoutée nationale. Par rapport à la solution précédente, on exporte beaucoup plus, mais on n’en retire que peu de bénéfice, notamment la VA nationale supplémentaire est très faible.

Si cette dernière solution est appliquée à grande échelle, le pays apparaît comme un grand exportateur et la balance commerciale est bonne, mais il a une demande intérieure faible et un fort chômage. Cela ne vous dit rien, ce portrait ? C’est en fait l’image actuelle de l’Allemagne.

Pour montrer l’importance de ce concept, nous allons comparer la France et l’Allemagne, à travers les données rassemblées par Hervé Boulhol(1). Comment peut-on mettre en évidence que l’Allemagne est plus  » bazarisée Â Â» que la France ? On regarde essentiellement le ratio VA/Production. En effet, si bazar il y a, le ratio de la VA sur la production vendue est très faible puisqu’il s’agit seulement d’assemblage. Au contraire, si elle est forte, cela veut dire qu’il reste beaucoup d’activité de production domestique. D’autres grandeurs sont intéressantes aussi, par exemple la proportion de biens intermédiaires importés par rapport à la production. En effet, en cas de bazar, on importe beaucoup de biens intermédiaires.

La période 1991 à 2002 a vu diverger les balances commerciales des deux pays. En 1991 elles étaient toutes deux proches de l’équilibre. Elles ont commencé par croître ensemble vers la zone positive de 50 milliards d’euros, puis à partir de l’an 2000 elles ont commencé à diverger, la France revenant graduellement vers zéro (aujourd’hui elle est négative), tandis que l’Allemagne dépassait les 100 milliards (elle est aujourd’hui supérieure à 150 milliards). Que s’est-il passé ?

En ce qui concerne le ratio VA/Production, il faut considérer les variations car les valeurs absolues sont entachées de différences de structures de prix. Ce ratio a baissé de 1,5% en France (sur environ 30%), alors qu’il a baissé de 4,3% en Allemagne. Ces chiffres sont en valeur. Hervé Boulhol remarque que si on calcule en volume, il y a une correction dans le cas de l’Allemagne qui augmente la baisse de 2% supplémentaires.

Ces chiffres peuvent paraître faibles, mais c’est une moyenne sur l’ensemble de l’économie. Si on regarde par exemple l’automobile, le ratio passe de 36% à 25%, c’est-à-dire qu’il a baissé d’un tiers.

En ce qui concerne les consommations intermédiaires (CI), le ratio (CI importées/CI totales) a augmenté en 5 ans (2000 à 2005) de 15,3% à 19,9% en Allemagne, alors qu’il a baissé de 15,6% à 14,4% en France. Ici encore, c’est une moyenne. Les pièces automobiles importées en Allemagne ont crû de 52% alors que les exportations ne croissaient que de 18%.

D’où viennent ces importations allemandes ? Si on se base sur les importations totales, alors que 82% provenaient en 1991 des pays développés, il n’y en avait plus que 70% en 2002. Cette baisse relative a profité essentiellement aux PECO. Notons que ceci explique une part de la baisse des exportations françaises.

Bien que ces chiffres ne soient pas des preuves époustouflantes, la tendance paraît établie. En tout cas, les performances intérieures sont bien typiques d’un pays  » bazarisé Â«Â . Alors que l’économie est performante à l’international, elle est déprimée au niveau domestique. Sur les années 2000 à 2005, la contribution à la croissance du commerce extérieur a été forte, tandis que celle de la consommation et des investissements a été quasi nulle, alors qu’en France c’est la consommation qui tire la croissance.

Après une étude économétrique plus détaillée, la conclusion de Hervé Boulhol est assez mesurée. Il valide partiellement la thèse de la bazarisation. Ce qu’il valide en tout cas c’est qu’en terme d’exportations, l’Allemagne a mieux profité que la France de la délocalisation des tâches.

En résumé, le mécanisme de la bazarisation, employé plus fortement par l’Allemagne que par la France, peut expliquer au moins une partie de la différence des performances à l’export.

Le problème est qu’on peut alors se demander si les balances commerciales sont encore un signe valable de la santé d’un pays. Qu’importe au travailleur allemand une balance commerciale championne du monde si ses revenus sont maigrelets. C’est pourtant ainsi qu’on raisonne aujourd’hui. Un pays qui exporte beaucoup, comme l’Allemagne, est considéré comme compétitif et donc en pleine santé. A l’inverse, un pays déficitaire provoque l’inquiétude.

Une étude a été faite par le CAS (Centre d’Analyse Stratégique, ex-Commissariat au Plan)(2)sur le déficit américain. En comptant toutes les productions américaines à l’étranger comme des exportations (et les productions des entreprises étrangères aux USA comme des importations), ils réduisent le déficit commercial américain d’un tiers. Ils en concluent qu’il ne faut plus trop croire aux mécanismes auto correcteurs du commerce international (correction des déficits par baisse de la monnaie du pays déficitaire).

Appliquant ces constatations aux situations allemandes et françaises, Annie Kahn, du journal Le Monde, rapporte ainsi(3) un commentaire par un des auteurs (O. Passet) de la note ci-dessus :  » Les groupes français, à l’instar des entreprises américaines, se sont fortement implantées à l’international et exportent donc leur production depuis l’étranger. En revanche, beaucoup de produits allemands sont fabriqués en sous-traitance dans les anciens pays de l’Est. Les produits finis sont ensuite réexportés depuis l’Allemagne et sont donc comptés comme des exportations allemandes. La France ne serait donc pas aussi à la traîne qu’on ne le croît. Â«Â 

Nous tirons de tout ceci une autre leçon. On nous rebat les oreilles que les délocalisations ce n’est pas si grave que ça, il suffit d’investir dans la connaissance pour avoir toujours une innovation d’avance. Et on nous cite en exemple l’Allemagne. Et bien l’Allemagne n’est pas un exemple valable. L’Allemagne délocalise autant que la France, voire plus, mais s’est organisée pour sauvegarder sa balance commerciale. Et la preuve, c’est que sa consommation et son investissement sont atones, contribuant ainsi à déprimer la conjoncture européenne.

 



(1)  » Le bazar allemand explique-t-il l’écart de performance à l’export par rapport à la France ? » Note IXIS 2005-243

(2)  » Réalités et apparences du déficit extérieur américain Â«Â , C. Schaff, O. Passet, K. Lemoine, Note de veille CAS n°94 de Mars 2008

(3)  » Les trompe-l’Å“il de la balance commerciale Â«Â , Annie Kahn, Le Monde daté du 03/06/2008