Offre ou demande, telle est la question.

Emmanuel Todd a écrit :  » Le taux de croissance d’une économie dépend très banalement de deux facteurs : sa capacité technologique à augmenter l’offre de biens et services, sa capacité sociologique à élargir la demande de ces biens et services. Â Â» Si on prend ce principe au pied de la lettre, et qu’on examine la situation d’aujourd’hui en commençant par le côté  » offre Â«Â , on peut penser que la capacité technologique d’accroître l’offre existe. Elle peut l’accroître en nouveaux biens grâce à l’innovation technique très forte qui existe dans les secteurs des télécoms, de l’informatique, de l’énergie, des transports, et bien d’autres. Elle peut aussi l’accroître en volume de biens existants, comme le logement, l’alimentation, l’éducation, la santé, etc… puisque la main-d’oeuvre est là.

Si l’offre peut potentiellement augmenter, alors le défaut de croissance ne serait dû qu’à une demande insuffisante, plus exactement une demande solvable insuffisante.

Certains ne l’entendent pas de cette oreille. Ils disent que le défaut de croissance est dû au fait que l’offre est trop chère pour rencontrer une demande suffisante. Si on pouvait baisser les prix, disent-ils, la demande augmenterait.

On pourrait retourner l’argument et dire que si on augmentait les revenus, une plus grande demande pourrait acheter l’offre au prix actuel.

Nous avons ainsi résumé l’opposition théorique entre les tenants de l’offre et ceux de la demande. Les premiers veulent comprimer les coûts et accélérer les gains de productivité, les seconds augmenter les revenus. Le débat entre ces deux courants fait rage depuis des décennies. Peut-on l’éclairer en quelques mots ?

La concurrence internationale donne de la vraisemblance aux positions des tenants de l’offre. En effet, on voit les entreprises asiatiques qui poussent à la baisse les prix des produits, et les entreprises européennes qui ne peuvent soutenir leur concurrence. La solution semble alors être de prendre modèle sur les pays à bas salaires. D’où les exhortations de l’OCDE aux européens pour flexibiliser le travail, diminuer les charges sociales, en bref diminuer le coût du travail.

Nous voudrions montrer que cette vision d’une offre trop chère peut être une illusion d’optique.

Schématiquement, il est assez aisé de montrer comment cette illusion peut naître. En effet, si on raisonne dans un premier temps dans un ensemble fermé, tel qu’un pays en autarcie, et si les entreprises diminuent les salaires(1)pour comprimer les coûts, les revenus redistribués diminuent, la demande globale solvable diminue donc aussi(2). Notons que cette diminution peut être relative, c’est-à-dire que les revenus croissent moins vite que la production. Si alors les entreprises prennent cette demande en baisse comme une donnée, ils concluent que leur offre n’est pas compétitive et entreprennent de baisser encore leurs coûts. La racine de l’illusion vient donc de ce que les entreprises voient la demande globale comme une donnée, alors qu’elle est une variable dépendante des revenus et donc des salaires distribués par les mêmes entreprises.

Pourquoi une relation aussi simple est-elle perdue de vue ?

Premièrement, les salaires ne sont qu’une partie des revenus. Ceux-ci comportent aussi, principalement, les transferts sociaux, qui sont en général déterminés par des règles indépendantes des coûts des entreprises.

Deuxièmement, l’entreprise est confrontée à son marché propre. Les revenus de ses clients ne sont pas déterminés directement par les salaires qu’elle distribue elle-même, mais par ceux qui sont distribués par un ensemble plus large d’entreprises. Relier ses salaires propres aux revenus globaux demande donc non seulement un effort d’abstraction, mais une bonne dose d’altruisme. Car si l’entreprise augmente ses salaires, ceci augmentera la demande adressée à d’autres entreprises, beaucoup plus que celle de ses clients propres. C’est ici qu’intervient la sociologie évoquée par E. Todd. Lorsque les dirigeants des entreprises et les salariés consommateurs ont conscience, ou intègrent dans leur subconscient, qu’ils sont sur le même bateau, les hausses de salaires qui accompagnent la croissance paraissent compréhensibles à tous. C’est le genre de mixture qui a pu être observée dans plusieurs pays, dont la France, pendant les 30 glorieuses. On cite aussi Ford, qui disait vouloir bien payer ses ouvriers afin qu’ils lui achètent des voitures.

Au contraire si cette alchimie n’est pas réalisée, ce qui est le cas depuis 30 ans du fait de l’intensification de la concurrence alors les dirigeants d’entreprises ne voient dans les salaires que des coûts comme les autres, voire des coûts dont la réduction a une meilleure rentabilité que celle des autres.

Le libre échange international aggrave les choses, car il distend encore plus le lien entre les salaires distribués et la demande des consommateurs. Si une entreprise implantée dans un pays A vend les ¾ de ses produits dans les pays B, C et D, comment peut-elle imaginer qu’augmenter ses salaires lui sera bénéfique, alors que cela n’aura aucune incidence sur la demande dans les autres pays ? On assiste donc aux entreprises des pays A, B, C, D, en fait de tous les pays du monde, qui toutes cherchent à comprimer leurs coûts et donc les revenus redistribués, et diminuent donc la demande globale s’adressant à toutes les entreprises.

Conclusion, étant donné le libre-échange généralisé et l’attitude des entreprises de plus en plus tournée vers l’export, la croissance de la demande globale mondiale ne peut que diminuer. De fait, la croissance mondiale, qui a été de 5,5% en moyenne dans la décennie des années 60, est descendue régulièrement dans les années 70 à 3,8%, dans les années 80 à 3,2% et dans les années 1990 à 2,6%(3).

Aussi, si les chantres de la compétitivité de l’offre, telle l’OCDE, voyaient leurs vÅ“ux plus qu’exaucés parce que les salaires des pays Occidentaux se seraient notablement rapprochés de ceux des pays à bas salaire, alors nous pourrions peut-être les concurrencer, mais nous n’aurions plus assez d’argent pour leur acheter leurs produits, donc ils n’en auraient pas non plus assez pour nous acheter les nôtres, et tout le monde serait perdant.

Objection ! Disent les partisans de la compétitivité de l’offre. Si les salaires baissent, les prix vont baisser aussi, de sorte que les salariés pourront absorber autant de produits, et non moins, avec la compétitivité en plus.

On pourrait évacuer cet argument en observant que les grosses baisses de prix sont difficilement praticables. La déflation introduit de graves problèmes de réévaluation des dettes, et on n’a pas d’exemple de baisse des prix importante qui n’ait tourné en catastrophe.

Mais il y a un autre argument. Même si on suppose que tous les prix sont flexibles, de toutes façons, la demande globale ne peut excéder la production totale en volume, valorisée aux prix en vigueur sur le lieu de production. C’est la contrainte qu’implique la loi de Say (cf note 2). Baisser les prix et les revenus à droite ou à gauche ne change rien au total si la production redistribuée n’augmente pas. La compétitivité, si elle fait que nous vendons plus à l’étranger, signifie que nous avons capté plus de demande à l’étranger, et que celle-ci ne s’adressera plus aux entreprises locales. Tout le monde ne peut être excédentaire à la fois. En résumé, pour que la production globale augmente, il faut que les revenus globaux augmentent.

Il n’y a donc aucun avantage global à baisser les prix, et de gros inconvénients.

En résumé, s’il faut soutenir l’offre, il ne faut certainement pas le faire en essayant de baisser frontalement les salaires, plus sûr moyen de diminuer la demande. Il faut le faire en développant la productivité du capital et en investissant dans la recherche et dans l’appareil de production. Et surtout, parallèlement il faut soutenir la demande. Bien que la concurrence effrénée donne à chacun l’illusion qu’il doit rendre son offre plus compétitive, le chômage persistant et les nombreux pays en retard de développement montrent que la demande potentielle existe. Là est le véritable problème : comment solvabiliser cette demande, c’est-à-dire augmenter les revenus ?

C’est une autre question.



(1) Nous assimilons les revenus aux salaires redistribués. Une entreprise a d’autres redistributions : le profit (vers les investissements et vers les actionnaires), les impôts (ensuite redistribués aux citoyens), et les achats et les matières premières (qui globalement, à l’échelle mondiale, se résolvent toujours dans les autres redistributions). L’ensemble de la production nominale vendue devient donc des revenus pour quelqu’un. En un mot les dépenses des uns sont les revenus des autres.

(2) Nous supposons pour notre discussion que la loi de Say est respectée, c’est-à-dire que les revenus sont seulement constitués par les redistributions des entreprises (pas d’endettement supplémentaire) et sont intégralement dépensés (pas d’épargne) ou que l’endettement compense exactement l’épargne.

(3) Source : Banque Mondiale