Editorial: Faut-il baisser le coût du travail ?

Le débat sur le coût du travail a brutalement refait surface à l’occasion de la hausse du coût des matières premières et plus particulièrement du pétrole. Les entreprises argumentent que le coût du travail est trop élevé en Europe de l’ouest et certaines agitent la menace de délocalisation dans les pays du tiers monde ou de l’Europe de l’est. La Banque Centrale Européenne a les yeux rivés sur l’inflation et a indiqué plusieurs fois que son souci majeur était actuellement que la hausse du prix des matières premières ne se répercute pas sur la hausse des salaires. Que faut-il penser de tout cela ?

D’abord, que la hausse du coût des matières premières n’explique pas tout. En Europe, l’impact de la hausse du pétrole a été beaucoup moins fort qu’ailleurs, en raison de contrats à long terme diversifiés, de la hausse de l’Euro, et de la subsistance d’une production propre. En France s’y ajoute le fort volume d’électricité nucléaire. Par ailleurs les entreprises pourraient investir pour économiser le pétrole et les autres matières premières coûteuses, ce qui ne ferait pas de mal à notre climat !

En fait, ce débat coïncide avec l’élargissement de l’Europe vers l’Est, et après que la Chine ait fait sentir la concurrence de ses bas salaires depuis maintenant plusieurs années. La vérité est donc que la concurrence existant sur le marché mondial oblige les entreprises à réduire les coûts, et, malheureusement, les salaires sont devenus un coût. Tout se passe donc comme si les salariés européens de l’Ouest se trouvaient mis en concurrence avec les salariés du monde entier. Ceci explique les ultimatums étonnants de certaines entreprises, par exemple Wolkswagen, qui demandent soit des baisses de salaires énormes (20 à 30%) soit des allongements de la durée du travail importants (de 35 à 40 heures/semaine, voire 42 heures) sans augmentation de salaire.

La première remarque qu’on peut faire, c’est qu’avec une politique monétaire qui vise à l’absence d’inflation, ces demandes sont insupportables pour les salariés. Si en Allemagne il est pensable d’arriver à ces évolutions par la négociation, en France ce n’est guère possible. E. Todd a pu écrire que  » en dessous de 3,5% d’inflation la France est ingouvernable « . En effet, s’il y a 2% d’inflation, il faut 9,2 ans pour obtenir une baisse de 20% des salaires en bloquant les salaires nominaux (ce qui est déjà plus supportable que de les baisser), et 10 ans, c’est très loin pour une entreprise. Avec 3,5% il suffit de 5,3 ans, ce qui est nettement plus supportable.

La deuxième remarque, c’est que le problème est insoluble à long terme si on maintient cette possibilité de concurrence entre les salariés et les systèmes sociaux. Car alors les salaires européens vont forcément baisser ou, s’ils sont trop rigides, le chômage augmentera. L’industrie française, ainsi qu’une frange non négligeable de services, s’évadera vers l’étranger. Certains prétendent qu’il faut se spécialiser dans des emplois que les autres ne peuvent pas fournir, soit parce qu’ils seraient très qualifiés, soit que les produits seraient très innovants. Mais il faut être naïf pour croire que nous pourrons conserver des chasses gardées d’ampleur suffisante vis-à-vis des Hongrois ou des Chinois. Déjà aujourd’hui, les Etats-Unis et l’Angleterre ont laissé casser une grande partie de leur industrie, la France et l’Italie sont sur le même chemin, le Japon et l’Allemagne ont mieux résisté mais ont maintenant des problèmes(1). On va donc vers de telles difficultés en Europe qu’elles ne seront pas supportables.

Si on admet cette vision menant en fait à une impasse, comment l’éviter ? Nous ne pouvons pas ici analyser l’ensemble du problème, mais il ne paraît pas possible d’aller vers une solution sans remettre en cause soit les taux de change (pour mieux égaliser les coûts du travail), soit le libre-échange (pour protéger les secteurs en difficulté). Contrôler les taux de change, c’est assez compliqué, le passé l’a montré. Atténuer le libre-échange, ce sont des barrières tarifaires ou techniques à l’importation : droits de douanes, normes techniques, TVA  » sociale « . Ce n’est pas du tout dans l’air du temps ! Mais rappelons-nous que dans l’histoire les périodes d’expansion riment plutôt avec le protectionnisme et les périodes de récession ou de croissance molle avec la liberté des échanges et/ou de la circulation des capitaux. On ne peut donc pas évacuer le sujet facilement.

 


 

(1) La proportion des actifs employés dans l’industrie est tombée, entre 1971 et 1994, de 32 à 24% aux USA, de 44 à 28% en Grande-Bretagne, de 39 à 27% en France, mais de 48 à 38% en Allemagne et de 36 à 34% au Japon (Sources OCDE)