Peut-on annuler la dette publique ?

 

 

 

Les mesures prises dans le cadre de la crise sanitaire ont fait s’envoler les dépenses publiques et exploser le déficit budgétaire. Ceci est vrai dans presque tous les pays d’Europe et même dans beaucoup de pays du Monde, mais nous raisonnerons sur le cas français, sachant que ce cas peut se transposer aisément pour un autre pays de la zone euro et assez facilement pour un autre pays du Monde.

Une conséquence de cette situation est qu’on prévoit une forte augmentation de la dette publique. Alors qu’avant la crise sanitaire le gouvernement français faisait tout pour ne pas franchir la barre symbolique des 100% du PIB, le changement de politique vers le « quoi qu’il en coûte Â» va plutôt amener cette dette publique, dès 2020, au-dessus de 120%, et sans doute encore plus en 2021 certains disent 140%.

Comme nous l’avions prévu(1) , des déclarations apparaissent qui s’inquiètent du poids de cette dette « pour les générations futures Â», ou qui assènent avec assurance qu’il faudra la rembourser, et qui répondent à ceux qui évoquent la possibilité d’une annulation d’une partie de cette dette que ce n’est pas possible, ne serait-ce qu’en raison des traités européens.

Qu’en est-il exactement ?

Rappelons que la Banque de France est une banque publique possédée par le gouvernement français depuis sa nationalisation en 1946 par le Général de Gaulle. Les statuts des autres banques centrales des pays de la zone euro sont variés mais la plupart sont publics, même si dans certains pays il y a une participation privée.

Il en résulte qu’en France les bénéfices ou pertes de cette banque sont répercutés sur le budget du gouvernement (et dans les autres pays à proportion de la part publique dans le capital). Si dans le cadre de sa politique monétaire la Banque de France achète des obligations de l’Etat français, elle touchera les intérêts versés par l’Etat français à tous ses créanciers en possession de tels titres. Ces intérêts contribueront au bénéfice de la banque de France, qui est reversé à l’Etat français son propriétaire.

Autrement dit la dette de l’Etat, si les titres de dette sont rachetés par la Banque Centrale, ne coûte rien à l’Etat.

Maintenant parlons des traités européens, de ce qu’ils permettent et de ce qu’ils ne permettent pas. En l’occurrence il s’agit du traité de Lisbonne qui a repris et complété le traité de Maastricht. Son article 123, qui reprend l’article 104 du traité de Maastricht est donné en Annexe. Il dit clairement que les banques centrales nationales ne peuvent accorder aux institutions publiques, et notamment aux administrations centrales, aucun type de crédit. Il est aussi précisé que l’acquisition directe auprès des gouvernements par une banque centrale des instruments de sa dette est interdite.

Dans l’esprit des dirigeants les plus pointilleux, ceci devait couper les ponts de toute aide financière de la Banque Centrale nationale à son gouvernement. Plus précisément, ils voulaient que le contrôle du financement des gouvernements soit fait par le marché plutôt que par les mécanismes démocratiques de chaque pays. Or ceci est une particularité de la BCE. Les autres grandes banques centrales n’ont pas cette interdiction et peuvent acheter des titres de dette directement auprès de leurs Etats ou indirectement sur le marché secondaire. C’est pourquoi depuis la crise de 2008 la BCE (en fait à l’époque son gouverneur Mario Draghi) a cherché à augmenter sa marge de manÅ“uvre au maximum. Notamment, jusque-là la BCE n’achetait pas de titres de dettes des gouvernements, bien qu’elle en ait eu formellement le droit. Mais elle ne voulait mécontenter personne, et surtout pas les « faucons Â» de la Bundesbank. En 2009 elle a intensifié ses achats de dettes privées « sécurisées Â» puis, en 2010 elle a commencé à acheter les titres de dette des Etats attaqués par les marchés. Et enfin en 2014-2015 elle a lancé un programme tous azimuts d’achats d’obligations d’Etat. Christine Lagarde, en 2020, a fait sauter le dernier verrou en prévenant qu’elle ne s’imposerait aucune limitation au montant de la dette publique rachetée pour un Etat particulier (en 2014 une limitation de 30% de la dette d’un Etat avait été fixée pour le « Asset Purchase Program Â» de Mario Draghi).

La BCE achète les obligations sur le marché secondaire, c’est-à-dire auprès des banques agréées, pour respecter la lettre des traités. Ce faisant elle a la possibilité, comme toute autre Banque Centrale, de réguler les taux d’intérêt à long terme sur le marché des capitaux. Depuis cette époque, il n’est plus arrivé aucune crise de dette publique dans aucun des pays de l’UE. En effet, à partir du moment ou une Banque Centrale annonce qu’elle achètera sans limitation au taux t, aucun spéculateur ne prendra le risque de vendre massivement pour faire monter les taux.

Revenons maintenant à l’époque actuelle. Les Etats ont eux aussi acquis une certaine liberté d’action par rapport aux règles d’encadrement des déficits. Mais ceci n’a pu se faire que grâce à une disposition prévue dans les traités, celle des « circonstances exceptionnelles Â». Il est donc probable qu’une fois les circonstances exceptionnelles passées certains voudront que cette dette « Covid Â» soit remboursée(2) . Alors le remboursement est-il inévitable ? Ne pourrait-on annuler une partie de cette dette ?

Le terme « annulation Â» est dans ce cas ambigu. Une dette est un accord entre un prêteur qui verse l’argent et un emprunteur qui s’engage à rembourser. On ne peut faire qu’un tel accord disparaisse. Même si par magie on faisait disparaître toute matérialisation de cette dette, en brûlant les documents ou autrement, l’accord entre les parties subsisterait et s’il n’est pas respecté, il se règle devant les tribunaux. Quand un individu ou une institution ne rembourse pas sa dette, on dit qu’il (ou elle) fait défaut. En ce qui concerne les Etats c’est assez rare, et nous ne préconiserons certainement pas une telle solution. Mais il y a une partie de cette dette pour laquelle le problème est différent. C’est la portion de la dette que la Banque Centrale a racheté sur le marché secondaire. Car la Banque Centrale devrait attaquer en justice l’Etat pour « défaut Â». En France la Banque Centrale appartient à l’Etat donc celui-ci s’attaquerait lui-même, ce qu’il ne fera pas. Dans d’autres pays la situation pourrait être différente, et si une banque centrale a des actionnaires privés l’Etat devrait sans doute les dédommager. Le problème n’est donc pas juridique.

Ce qu’il faut alors déterminer, c’est d’une part si une telle annulation permet d’effacer une part significative de la dette publique, et d’autre part si cette annulation est possible comptablement.

En ce qui concerne les montants concernés, on n’a pas de chiffres sûrs publiés par la BCE, et les estimations sont variables, mais pour la France on s’accorde sur un montant de 20% à 25% du total de la dette publique. C’est donc à la fois peu (loin du total) et beaucoup, car non négligeable. En fonction du montant de la dette publique, cela représentera 400 à 500 milliards.

En ce qui concerne le procédé d’annulation, nous en donnerons quelques-uns, mais l’imagination des lecteurs en fournira certainement d’autres.

Lorsque la Banque de France achète un titre d’emprunt de l’Etat français, elle le met à son actif, qui augmente donc du montant de l’emprunt (par exemple 1000€) et crédite à son passif le compte de la banque vendeuse du même montant.

Si elle veut « annuler Â» cette créance, elle doit pour équilibrer les comptes, la remplacer par un autre actif ou constater une perte équivalente.

Constater une perte n’est guère praticable, car les pertes s’imputent sur le capital, et les montants sont tellement élevés que la BCE aurait rapidement un capital négatif. En vérité une banque centrale ne peut faire faillite et peut vivre avec des capitaux propres négatifs. Dans ce cas on affirme haut et fort que la Banque Centrale n’est pas une banque ordinaire et qu’elle fait « ce qu’elle veut Â». Mais on peut aussi argumenter qu’il n’est pas forcément bon de donner trop de pouvoirs à la Banque Centrale, et qu’il est bon de lui conserver un cadre comptable et un contrôle de gestion similaire à celui des banques ordinaires.

Si on ne constate pas la perte, il faut conserver la créance dans les livres mais la transformer en « autre chose Â». Au temps des trente glorieuses, la banque centrale versait directement de l’argent à l’Etat et elle inscrivait à son actif « Concours au Trésor Public Â». On pourrait donc tout simplement inscrire « Concours à l’Etat Â» ou « Concours à X Â», X étant l’institution qui rembourse les emprunts de l’Etat français.

Cette créance n’est donc pas détruite mais elle devient un actif différent sans aucun effet financier donc les intérêts et le remboursement sont bien annulés. On a pu aussi proposer d’autres types d’actifs, par exemple un titre de dette perpétuelle sans intérêt. C’est plus précis mais l’effet est le même.

Qu’elle disparaisse vraiment par transformation en perte, ou qu’elle soit transformée en titre « indolore Â», cette « annulation Â» est-elle conforme aux traités ? A notre avis oui, car ceux-ci interdisent les achats directs à l’Etat de ses titres de dette. Ils interdisent aussi à la banque centrale d’accorder un découvert ou un crédit quels qu’ils soient à son gouvernement. Dans les deux cas on vise à l’évidence des versements de fonds effectifs. Or notre annulation n’est pas un versement de fonds, c’est une transformation de créance.

On pourra nous accuser de jouer sur les mots. Mais on peut prendre l’exemple de l’achat de titres de dette sur les marchés secondaires, qui n’est pas un achat direct. On peut observer que cette distinction a permis à la BCE de faire un progrès décisif dans son action d’aide aux Etats de la zone Euro, et que tous les membres ont implicitement approuvé cette novation faite pour la bonne cause.

De même notre proposition est conforme à la lettre des traités et elle est faite pour la bonne cause. Car qui souffrira de son application ? Evidemment personne. Au contraire elle soulagera tous ceux qui s’inquiètent du sort des générations futures.

Et si le procédé est accepté dans son principe, rien n’empêche de continuer de l’utiliser. Il y a fort à parier que la BCE a pris goût aux achats de titre pour domestiquer les marchés. Son bilan absorbera donc alors toujours plus de titres de dette, et elle pourra en « annuler Â» tout ou partie.

 

 

 

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ANNEXE

Article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE (Traité de Lisbonne)

1. Il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci- après dénommées «banques centrales nationales», d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite.

2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas aux établissements publics de crédit qui, dans le cadre de la mise à disposition de liquidités par les banques centrales, bénéficient, de la part des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne, du même traitement que les établissements privés de crédit.



(1) Voir sur ce site « La peur de la dette »

(2) Le gouvernement français a créé une commission sur ce thème, qui doit rendre ses conclusions en Mars 2021

Le prix de l’austérité

 

 

On parle beaucoup des mouvements populistes en ce moment, surtout pour observer que tous les pays européens sont touchés par ces mouvements les uns après les autres[1]. Le terme de « populiste Â» est plutôt vague, précisons que nous l’employons ici pour désigner les mouvements soutenus par tous ceux qui estiment que les élites politiques ont failli face à la crise et aux dégâts de la mondialisation. Ils fleurissent surtout depuis la crise de 2008. Il y en a de droite et de gauche, qui divergent sur l’immigration, mais tous se retrouvent pour accuser les élites de leur pays ou de Bruxelles de ne pas traiter leurs vrais problèmes. Insistons sur le fait que ces citoyens en colère ne s’expriment pas seulement pour élire des dirigeants extrêmes, mais aussi lors d’autres consultations, par exemple des référendums. Le référendum sur le Brexit en est un bon exemple et nous y reviendrons.

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Sortir du piège de l’euro


 

Nous ne referons pas le procès de l’euro, nous l’avons fait plusieurs fois sur ce site(1) . Plus prosaïquement, un système monétaire qui oblige plusieurs de ses membres à subir une déflation sévère des revenus pour « retrouver la compétitivité Â»(2) ne peut être tenue pour un système efficace. C’est pourquoi des économistes pensent qu’il faut revenir aux monnaies nationales. D’autres, dont nous sommes, préconisent une réforme de l’euro-système et son évolution vers une « monnaie commune Â» coexistant avec les monnaies nationales, ce qui permettrait une coopération monétaire beaucoup plus efficace.

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Pourquoi un déficit 0 est impraticable

 

Le président Hollande a inscrit à son programme le retour à l’équilibre budgétaire en 2017. Son challenger malheureux avait également cet objectif en 2016. La fameuse « règle d’or Â» qui est en débat en France et qui a été adoptée dans plusieurs pays européens, est précisément un objectif constitutionnel de retour à l’équilibre budgétaire. C’est dire que cet objectif semble être un critère de bonne gestion reconnu. Nous voudrions pourtant montrer qu’il ne peut être atteint dans le contexte actuel, sauf à entrer en récession. (Lire la suite…)

Comment financer un grand emprunt sans alourdir le déficit public ni la dette des générations futures ?

Cette question peut sembler absurde, et n’appeler qu’une réponse évidemment négative. Il n’en est pourtant rien comme nous allons le montrer. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir qu’il y a dans le périmètre public des banques possédées par l’Etat. (Lire la suite…)

La dette publique est-elle un fardeau sur le dos des générations futures ?

Le niveau de la dette publique française pose aujourd’hui de nombreux problèmes qui s’aggravent chaque année. Les gouvernements successifs semblent de plus en plus proches d’une impasse et ou d’un mur. Ils semblent être condamnés à repousser en permanence les échéances et à faire peser sur le dos des générations futures le fardeau de cette dette publique. Cet argument marque évidemment nos consciences. Mais que veut-il dire exactement ? Plus généralement, les débats actuels ne sont-ils pas obscurcis par des confusions et des omissions conduisant à une approche passionnelle du problème ? Ne sommes-nous pas aveuglés par la puissance des dogmes dominants ? Une fois quelques nécessaires clarifications apportées, ne peut-on imaginer des voies innovatrices pour alléger ce fardeau ? (Lire la suite…)

Monnaie permanente et déficit public

Le but de cet article est de clarifier et de préciser les relations qui peuvent exister entre création de monnaie permanente, dette et déficits publics. La question est d’actualité. C’est ainsi que le ministre des finances allemand, Théo Waigel, a souhaité fin mai 1997, utiliser la monnaie créée par une réévaluation à hauteur de 30 Milliards de DM du stock d’or de la Buba pour réduire le déficit public, provoquant ainsi une vive réaction de la Buba(1), l’obligeant à reporter cette mesure en 1998. (Lire la suite…)