Il y a environ un an, nous avons publié sur ce site un article, que nous avions intitulé « Le prix de l’austérité », qui suggérait que le développement important des partis « populistes » en Europe et ailleurs était dû à l’austérité qui s’était installée un peu partout dans le monde, quelques années après la crise financière de 2008.
Cet article a gardé toute sa valeur, mais il ne reposait que sur l’observation de la concomitance des événements. Il n’était étayé par aucun sondage ni aucune étude détaillée. Depuis ce moment de nombreuses études sont parues sur le sujet. Ces études permettent aujourd’hui de montrer que l’analyse était correcte, mais elles montrent aussi qu’on peut être plus précis, en ce sens que l’extension du populisme n’est pas seulement due à une période particulière d’austérité, mais à de multiples autres causes. Ceci rend d’ailleurs les réponses plus difficiles.
Pour commencer il faut préciser ce que nous entendons aujourd’hui par opinion ou vote « populiste ». Dans un premier temps, nous engloberons dans ce concept toutes les forces et votes « antisystèmes ».
Commençons par montrer qu’il faut remonter assez loin pour trouver les racines de ce « populisme ».
Les trois crises de nos sociétés[1]
La crise politique :
Il y a une crise de confiance croissante entre les citoyens et leurs dirigeants.
Entre 2012 et 2016 on a posé dans toute l’Europe la question « En notant de 0 à 10, dans quelle mesure faîtes-vous confiance au Parlement ? Les réponses sont sans ambiguïté. Les non-confiants (<10%) votent beaucoup pour les partis antisystème (~30%), tandis que les confiants (>90%) votent très peu pour ces partis (<10%).
Plus généralement, tous les sondages montrent un désamour croissant envers la démocratie et ses institutions. La question « La démocratie est-elle le meilleur système ou un autre pourrait-il être aussi bon ? » déclenche en France en 2017 une réponse négative dans un cas sur 3, alors qu’en 2014 c’était un cas sur 4.
Quand on demande aux gens leur opinion sur des institutions démocratiques plus précises les opinions négatives sont encore plus majoritaires : 87% pour les responsables politiques, 59% pour le parlement (78% en Italie) et entre 68% et 90% pour les partis politiques.
La crise économique :
Il est clair que la crise politique décrite ci-dessus trouve son origine dans le ressentiment des classes populaires contre les bouleversements économiques dont elles estiment avoir été victimes, et contre l’incapacité des gouvernants à avoir su les en protéger. De quoi s’agit-il ?
C’est à partir de la fin des années 1970 qu’on assiste à une reconfiguration importante du système économique, en fait un véritable bouleversement, qui engendre insécurité et peur de l’avenir. Cette évolution est clairement antérieure à la crise de 2008. En particulier on assiste depuis cette période à :
– Une désindustrialisation rapide,
– Une désyndicalisation,
– Une montée irrésistible de la concurrence,
– Le développement de la mondialisation,
– L’essor des technologies modernes.
Ces évolutions ont engendré une augmentation des inégalités. Les travailleurs non qualifiés des démocraties occidentales ont vu leur part des revenus s’éroder dramatiquement dans les 3 dernières décennies[2].
Notamment la mondialisation et la révolution numérique ont joué un rôle prépondérant. L’ouverture internationale (qui a été qualifiée de « China Shock » aux USA) a entraîné des destructions d’emploi dans les bastions industriels américains, et aussi en Grande-Bretagne et en Europe.
A ces causes structurelles s’est ajoutée la crise de 2008, dont les effets se sont fait sentir pendant près d’une décennie. Le taux de chômage a crû de 2% en moyenne après la crise, et beaucoup plus dans certaines régions : il a atteint le niveau de 30% dans le nord de la Grèce et 20% dans le Sud de l’Espagne. Les effets sur les votes ont été étudiés[3]. Selon les résultats, une hausse de 1% du taux de chômage entraîne une hausse de 2 à 3% des votes pour les partis antisystèmes et une diminution significative de la confiance dans les institutions.
On peut donc affirmer que tant les évolutions économiques de long terme que le choc brutal de la crise ont entraîné une dégradation de la situation des plus vulnérables suffisamment forte pour qu’ils perdent confiance dans les capacités du « système » à les protéger.
La crise culturelle :
La société elle-même a évolué, et ces évolutions ont influé sur le comportement des électeurs.
Normalement la société post-industrielle évolue vers plus d’éducation, plus de libertés individuelles et plus de tolérance. C’est Inglehart[4] qui a théorisé cette évolution. Dans un monde incertain, les gens se rassurent par des institutions sociales stables (famille, autorité). Lorsque le monde devient plus fiable et que l’insécurité recule, les gens deviennent plus tolérants, et aspirent davantage à l’autonomie et à l’auto expression.
D’après l’auteur, et d’après les mesures qu’il a effectuées, la société est bien allée dans ce sens. Les valeurs de tolérance ont nettement progressé depuis 1980. Des sondages en 1981, 1995 et 2014 ont montré que les attitudes positives vis-à-vis de l’homosexualité et de l’égalité homme-femme sont passées de 32% à 45% puis à 53%.
L’éducation s’est aussi fortement développée. C’est ainsi qu’en France, en 2009, 12% des 19-35 ans sont sans diplôme, alors que chez leurs aînés de plus de 65 ans (qui ont fait leur carrière pendant les 30 glorieuses) ils sont 58%. Ce bouleversement modifie évidemment les aspirations individuelles. Les citoyens d’aujourd’hui refusent plus souvent l’autorité traditionnelle, et acceptent moins passivement l’information. Ils sont aussi devenus plus exigeants envers les modes de représentation et de gouvernance démocratique.
Le monde post-industriel a aussi fait exploser le cadre familial. Le sociologue Jean Viard a étudié le cas français[5]. En 2018, 60% des bébés sont nés hors mariage. Ils étaient 6% 50 ans avant. Aujourd’hui, un mariage sur deux se termine sur un divorce dans les 5 ans. Il en est de même dans toutes les grandes métropoles en Europe et ailleurs. On peut dire que le fonctionnement des structures familiales a été bouleversé. Le nombre des individus vivant seuls a fortement augmenté. Une des conséquences est que de nouvelles populations se sont trouvées exposées au risque de pauvreté, notamment les mères célibataires. D’après l’Observatoire des Inégalités, 60% des familles monoparentales sont pauvres[6], et parmi elles 80% sont des femmes.
Les structures du monde du travail se sont également délitées. La syndicalisation s’est fortement affaiblie. L’évolution vers moins d’industrie et plus de services y a contribué.
Et enfin les structures territoriales ont aussi décliné. La disparition des commerces et des services publics dans les villes petites et moyennes a été partout constatée et n’a pas besoin d’être démontrée.
On pourrait dire que la plupart de ces évolutions sont la conséquence logique de l’émancipation des citoyens et notamment des femmes. Mais l’individu, qui est devenu plus autonome et plus émancipé, est devenu aussi plus solitaire et plus fragile face aux risques économiques.
Le paradoxe d’Inglehart :
D’après Inglehart, la société post-industrielle devrait être émancipée et tolérante. Libérée des contraintes matérielles, elle devrait connaître enfin le bonheur.
Force est de constater que ceci ne s’est pas réalisé. Inglehart a tendance à voir les ratés du processus et les mécontentements comme un phénomène générationnel, les plus anciens craignant que leurs valeurs traditionnelles ne disparaissent à cause de l’immigration et du multiculturalisme. Autrement dit ce ne serait qu’un problème transitoire.
Cette explication ne paraît pas suffisante. En fait, l’explication vraisemblable du paradoxe tient dans les termes mêmes de l’analyse. Inglehart prend comme une donnée la prospérité et la sécurité. Mais les inégalités et la précarité économiques ont fait que qu’une large partie des citoyens n’a pu profiter de cette prospérité ni d’une sécurité suffisante. La société qu’espère Inglehart ne peut réellement exister que si la communauté des citoyens assure une juste répartition des fruits produits, et vient au secours des plus démunis. Sinon les laissés pour compte ont un ressentiment d’autant plus grand qu’ils sont plus conscients des inégalités et plus aptes à juger des insuffisances de la société qui les entoure.
On peut en fait résumer les évolutions de nos sociétés occidentales depuis 30 ans par deux mouvements simultanés qui ont pu être qualifiés de « telluriques ».
– Un immense ressentiment contre les dirigeants qui n’ont pas su protéger les citoyens, notamment les classes populaires, contre les méfaits de la mondialisation et contre la crise de 2008 qui les a aggravés.
– Pour les raisons données plus haut, le passage d’une société de classe à une société d’individus. Les idéologies collectives ne se forment plus autour de caractéristiques socioprofessionnelles objectives, mais autour de perceptions individuelles subjectives.
Il est donc de moins en moins pertinent d’analyser les tendances électorales en fonction des critères anciens de droite et de gauche. Il faut plutôt considérer des variables subjectives, telles que le bien-être et la confiance.
Défiance et mal-être :
Il faut de nouveaux outils pour analyser ces notions subjectives. Les sociologues et les sondeurs ont donc cherché ces nouveaux outils.
Concernant le mal-être, ils emploient parfois tout simplement la mesure du revenu. Plus on a de revenu, moins on a tendance à se sentir « malheureux ». Mais ils peuvent aussi procéder par questions directes du genre de la suivante : « Dans quelle mesure êtes-vous satisfait de la vie que vous menez ?» (note de 0 à 10). Ils nomment cette variable « satisfaction dans la vie ». Bien entendu cette variable est fortement corrélée à des paramètres objectifs tels que le revenu et la santé.
En ce qui concerne la confiance, la variable utilisée a été appelée « confiance interpersonnelle ».[7] Cette confiance est un composant indispensable de l’exercice de la démocratie. En tout cas sa mesure et son utilisation sont devenues générales dans les études sociopolitiques pour apprécier le niveau de confiance d’un individu, plus exactement sa capacité à coopérer. Il a été vérifié en économie expérimentale que cette variable de confiance interpersonnelle est fortement corrélée à la façon dont les individus coopèrent les uns avec les autres[8].
Ayant ainsi élaboré et testés ces instruments de mesure, ils les ont appliqués aux sondages électoraux relatifs au vote populiste.
Les origines du vote populiste :
L’analyse qui va suivre est relative au cas français, mais nous verrons ensuite qu’il peut s’appliquer avec des variantes dans nombre d’autres pays.
La notion de gauche et de droite remonte à la révolution. Au cours du 19ème siècle le fonctionnement de la démocratie parlementaire a permis de cristalliser schématiquement un bloc de gauche, qui a agrégé les ouvriers et les instituteurs, et un bloc de droite, qui a agrégé les paysans et les bourgeois.
Pendant les 30 glorieuses, ces coalitions ont perduré avec des variantes. Mais à partir de 1990 la gauche a perdu progressivement la moitié des votes populaires, au profit de la droite populiste et de l’abstention. Ceci ne veut pas dire que les électeurs communistes sont devenus frontistes. Plutôt des électeurs communistes se sont réfugiés dans l’abstention, tandis que des abstentionnistes sont devenus frontistes.
A cet égard l’élection présidentielle de 2017 présente un point d’aboutissement et un sujet d’analyse intéressant. La figure ci-dessous montre les résultats d’un sondage CEVIPOF sur les caractéristiques de « confiance « et de « bien-être » des personnes interrogées, ainsi que sur le candidat pour lequel elles avaient voté au premier tour (les abstentionnistes ont également été interrogés). Ensuite les personnes interrogées ont été regroupées par votes identiques et pour chaque groupe on a fait la moyenne des notes de bien-être (satisfaction de vie) et de confiance interpersonnelle. Ce sont ces moyennes qui apparaissent sur le graphique ci-dessous.
Les électeurs « insatisfaits », ceux qui sont à gauche de la moyenne pour la satisfaction dans la vie, sont les électeurs de Mélenchon et de Le Pen. Ce n’est pas une surprise. Ce sont les antisystèmes.
Les électeurs satisfaits sont, d’abord, ceux de Hamon, moyennement satisfaits. Ensuite on a ceux de Fillon et surtout ceux de Macron. On a pu dire que cette élection a opposé les insatisfaits aux satisfaits.
L’examen des positionnements sur la confiance est également très intéressant. Ceux qui font le moins confiance sont les électeurs de Le Pen, puis les abstentionnistes. Les électeurs de Fillon restent modérément en dessous de la moyenne. Les électeurs de Mélenchon et Macron sont nettement au-dessus de la moyenne, et Hamon survole tout le monde.
Le positionnement de Fillon est normal. C’est celui des « bourgeois », ceux qui ne sont pas trop pour une répartition compensatrice.
Par contre celui de Le Pen est moins évident. La question de la répartition, qui a fait l’objet d’autres sondages, est très importante pour tous les électeurs « de gauche ». Mais elle n’intéresse pas les frontistes. En fait on a pu dire que les électeurs de Le Pen se méfient de tout, y compris des pauvres, donc ils sont plutôt contre toute répartition. Au contraire les électeurs de Mélenchon ont une note de confiance élevée, et sont fortement en faveur d’une répartition des richesses.
Les électeurs de Macron ont une confiance nettement au-dessus de la moyenne, un peu en dessous de Mélenchon.
On peut résumer les données sur l’élection de 2017 en disant qu’il a révélé deux axes. Le premier oppose Mélenchon à Fillon. C’est une survivance de l’axe gauche droite. Les électeurs de Mélenchon sont peu satisfaits dans la vie, mais ont une confiance interpersonnelle élevée, les électeurs de Fillon sont dans le quadrant opposé satisfaits et méfiants.
Le deuxième axe oppose Macron et Le Pen. Les électeurs de Le Pen sont peu satisfaits et méfiants, ceux de Macron sont dans le quadrant opposé, satisfaits et confiants. C’est finalement cet axe qui a subsisté au second tour de l’élection.
Des études similaires ont été faites dans les autres pays européens et aux USA. Les conclusions sont identiques. Les partis populistes de droite (eurosceptiques et anti-immigration) existent pratiquement dans tous les pays européens. Les études faites sur les comportements électoraux en fonction des caractéristiques subjectives des votants montrent pratiquement partout que la force des mouvements antisystèmes est fortement liée au mal-être de leurs électeurs, et que, au sein de ces forces antisystèmes, ce sont ceux qui ont une faible confiance envers autrui qui vont vers les mouvements populistes de droite. Ceux qui ont une confiance interpersonnelle plus élevée vont vers la gauche radicale (populistes de gauche).
En conclusion générale, nous pouvons observer que dans le passé la foi envers les religions ou les idéologies pouvaient apaiser les angoisses existentielles, car les risques étaient, en quelque sorte, surnaturels, et les hommes ne pouvaient pas les infléchir.
Au contraire, dans nos sociétés modernes, la plupart des risques, ainsi que leur prévention, semblent bien relever de l’action des hommes. Pour surmonter leurs inquiétudes, les citoyens ont besoin de croire que la puissance publique peut les protéger de ces risques économiques et environnementaux. Mais dans la réalité d’aujourd’hui, l’insécurité économique, augmentée par les crises financières, la mondialisation et les bouleversements technologiques semblent montrer l’incapacité des dirigeants à procurer cette protection. C’est la raison de la montée des forces antisystèmes.
Que pourrait-on faire pour renverser ces inquiétantes tendances ? C’est hélas compliqué. Pour redonner confiance aux citoyens, il faudrait leur montrer que leurs dirigeants peuvent les aider. Et pour y arriver, il faudrait plus de redistribution, beaucoup plus, pour pouvoir aider tous ceux qui souffrent des risques évoqués plus haut. Ceux qui pourraient mettre en œuvre cette redistribution à grande échelle sont les insatisfaits confiants (socialistes, gauche radicale), à condition de s’en donner les moyens par un changement de politique économique. Nous avons sur ce site présenté plusieurs des politiques qu’il serait possible de mettre en œuvre pour aller dans ce sens.
Actuellement ces dirigeants potentiels ne peuvent être élus, car leurs électeurs sont mis en minorité par la coalition d’une part des satisfaits et confiants, qui n’ont pas besoin de cette redistribution (ce sont les électeurs de Macron) et d’autre part des insatisfaits méfiants, qui n’y croient pas (ce sont les électeurs de Le Pen). Aucun de ces électeurs ne veut entendre parler d’une large redistribution.
Attendons donc qu’un jour se créent, ici ou ailleurs, les conditions pour aller dans le sens opposé.
(1) Nous adoptons pour cet exposé le même plan que « Les origines du populisme » (Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen, Martial Foucault), Seuil 2019. Nous ne saurions trop recommander au lecteur de lire cet ouvrage, dont le présent article reprend nombre de démonstrations..
(2) Branko Milanovic « Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, … » La Découverte, Paris 2019
(3) Yann Algan, Serguei Guriev, Elias Papaioannou et Evgenia Passari “ The European Trust Crisis and the rise of Populism, Brookings Papers on Economic Activity, 2017
(4) Ronald Inglehart “Modernization and post-modernization : Cultural, Economic and Political changes in 43 societies”, Princeton University Press, Princeton, 1997.
(5) Jean Viard « L’implosion démocratique », L’Aube, Paris 2019
(6) Observatoire des Inégalités « Famille monoparentale rime souvent avec pauvreté », Novembre 2017. Le seuil de pauvreté est mesuré à 60% du revenu médian.
(7) Un individu est « confiant » s’il répond positivement à la première proposition de la question suivante : « D’une manière générale diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? ».
(8) Des jeux de coopération ont été utilisés avec des variantes sur des échantillons représentatifs de populations des pays occidentaux. Ils consistent en général à donner de l’argent à un « envoyeur », qui peut décider d’en envoyer une partie à un « receveur ». Ces expériences ont montré que la confiance interpersonnelle déclarée est très corrélée au degré de coopération observé dans les jeux.
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