Les paradis fiscaux revisités

 

On reparle périodiquement des paradis fiscaux. Si nous en reparlons nous-mêmes une fois de plus, c’est que le sujet refait surface par le biais de la fiscalité. Depuis la crise de 2008, les gouvernements font une chasse accrue à la fraude fiscale, et notamment la fraude des entreprises. La France est au premier rang, et elle pousse à adopter au niveau de l’Europe une loi de taxation des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), plus largement des entreprises qui font des affaires en France et n’y paient que très peu d’impôt. Ne pouvant pour l’instant obtenir cette loi européenne, la France a institué une loi française, qui taxe à hauteur de 3% les opérations de ciblage publicitaire sur Internet pour les entreprises qui font un chiffre d’affaires de plus de 750 millions d’euros au niveau mondial et 25 millions d’euros au niveau français.

Cette initiative a été vivement critiquée par l’administration Trump, qui a dénoncé une atteinte au principe de libre concurrence. Toutefois la France ne prêche pas tout à fait dans le désert et elle espère que son initiative va susciter un mouvement dans ce sens en Europe et ailleurs.

Mais avant de présenter les avancées dans ce domaine, nous allons brosser un tableau actualisé de ce côté « sombre » de l’économie mondiale, et en tout premier lieu rappeler les fondamentaux de la fraude fiscale sur le revenu des entreprises. Pour payer moins d’impôts « en trichant légalement » une entreprise multinationale peut tout d’abord utiliser sa structure existante et « optimiser » les flux entre filiales et leur facturation, c’est-à-dire minimiser certains prix de transfert et en maximiser d’autres. Tant que les filiales sont dans des pays « normaux » cette fraude ne peut pas être trop voyante car l’entreprise peut être contrôlée par le personnel du fisc de ces pays développés. Si le groupe multinational veut aller plus loin, il doit soit installer une filiale soit envoyer des fonds dans un pays dont les lois sont moins strictes et lui permettent un certain camouflage vis-à-vis de son pays d’origine. C’est là que les paradis fiscaux interviennent.

Si par exemple une multinationale installe une filiale en Irlande, ses revenus seront moins taxés, et de plus elle peut minimiser l’assiette en faisant facturer des « investissements » à cette filiale par des entités situées au Luxembourg ou aux îles Caïman. Nous mettons ces investissements dans des guillemets parce qu’ils ne sont pas des investissements au sens commun. Il vaut la peine de lire l’encadré ci-dessous pour bien comprendre les fondements de ce procédé.

Les investissements directs à l’étranger

Les IDE, ou investissements directs à l’étranger (en anglais FDI, Foreign Direct Investments) font partie des postes du compte financier de la balance des paiements. Le compte financier regroupe tous les flux financiers qui entrent et sortent du pays. A part les investissements directs, il y a dans ce poste les « Investissements de Portefeuille » et les « Autres Types d’Investissements ». On remarque que tous les postes du compte financier sont appelés « Investissements », alors que ce sont des flux financiers qui peuvent financer toutes sortes de biens et services, et pas seulement des investissements au sens comptable ordinaire.

Il faut savoir aussi que les investissements de portefeuille sont des mouvements bien identifiables, et assez paradoxalement les « Autres Types d’Investissements » aussi. Il s’agit des avoirs et engagements dans le domaine des prêts et emprunts commerciaux.

Il s’ensuit que c’est le poste des IDE qui abrite tout le reste. C’est une espèce de pot-pourri de toutes les relations financières entre sociétés, et notamment entre filiales d’un même groupe. En tout cas c’est l’usage qu’en font les sociétés concernées. La Banque de France, dans sa description des postes de la balance des paiements, confirme cette interprétation : « Les investissements directs comprennent non seulement la transaction initiale, qui établit la relation entre l’investisseur et l’entreprise investie, mais aussi toutes les transactions ultérieures entre eux et entre les entreprises apparentées (opérations de prêt, flux de trésorerie et, plus généralement, l’ensemble des opérations financières à l’exception des opérations entre établissements de crédit et intermédiaires financiers affiliés) » (voir la Note de Méthodologie de 2015« La Balance des Paiements et la Position Extérieure de la France ».

C’est bien commode pour dissimuler toutes sortes de choses.


Cette manière de transférer des fonds sous forme d’ « investissements » facturés par un paradis fiscal peut être étendue aux filiales dans les pays « normaux » et s’ajoute donc à la manipulation des prix de transfert. C’est pourquoi ce poste de la balance des paiements (les IDE, investissements directs étrangers, ou en anglais FDI) s’est développé d’une manière étonnante, et de nombreux paradis fiscaux se sont spécialisés dans ce type de transfert.

Les IDE représentent 40.000 milliards de dollars, soit environ 50% du PIB mondial. Le Luxembourg (600.000 habitants) reçoit 4 Milliards de dollars d’IDE, soit plus que les Etats-Unis. Ceci revient à 6,6 millions par personne. On se doute bien que tous ces investissements ne financent pas des réalisations matérielles. En fait la plus grande partie est « fantôme ». On entend par là que les fonds sont destinés à une entreprise qui est une coquille vide. Cette entreprise n’a pas d’activité réelle. Elle a une activité de holding, de gestion de financements ou d’actifs immatériels. Le plus souvent le but est de minimiser les taxes globales des entreprises multinationales.

Il est assez difficile de distinguer au niveau des statistiques internationales les investissements véritables des investissements « fantômes ». Des études détaillées sont nécessaires. Une d’elles est sortie récemment au FMI.[1] Il en ressort que la part des investissements « fantômes » dans le total des FDI est proche de 40% et qu’il est en croissance depuis 2008 (voir Figure 1 ci-dessous). Il croît plus rapidement que l’ensemble des FDI, et évidemment aussi plus vite que le PIB mondial.

Une grosse partie des flux de capitaux sert donc à fuir les taxes ou les réglementations jugées trop contraignantes et atterrissent dans des « paradis fiscaux », pays qui gardent un certain secret et appliquent des taxes minimes. Ces « paradis fiscaux » sont connus, et un petit nombre d’entre eux abrite la grosse part des capitaux « fantômes ». Le Luxembourg et les Pays-Bas accueillent à eux deux à peu près la moitié. Si on ajoute Hong Kong, les Iles Vierges, les Bermudes, Singapour, les îles Caïman, la Suisse, l’Irlande et l’île Maurice, ces 10 pays accueillent 85% des investissements fantômes dans le monde. Dans ces pays les tarifs pratiqués pour les services financiers sont très bas, mais l’important volume fait qu’au total les revenus représentent une part non négligeable du PIB de ces pays. Pour les îles Caraïbes par exemple c’est une part prépondérante.

Par exemple en Irlande, l’impôt sur les bénéfices des sociétés a été baissé de 50% dans les années 1980 à 12,5% aujourd’hui. De plus dans ce pays les lois locales sont suffisamment permissives pour permettre des mouvements de capitaux internes et externes nombreux et de types variés. Par exemple on fait un transfert de profits entre deux filiales irlandaises, puis vers une filiale hollandaise (autre paradis fiscal), pour finir typiquement aux Caraïbes.

Il faut aussi insister sur le fait que ces paradis fiscaux se font concurrence, à qui offrira le plus de possibilités de fraude, et poussent les gouvernements des pays d’origine à baisser les taux d’imposition pour minimiser l’incitation à frauder. Il s’ensuit une course à la baisse. En moyenne mondiale le taux d’imposition du bénéfice des sociétés a ainsi baissé de 49% en 1985 à 24% aujourd’hui[2]. Mais ceci n’a pas empêché une forte croissance de l’évasion vers les paradis fiscaux. En 1990 on estimait celle-ci à 5-10% des profits, aujourd’hui 25-30% (chiffres de 2017)[3].

L’étude du FMI chiffre aussi les pertes subies par les gouvernements. Celles-ci sont estimées entre 500 et 600 milliards de dollars par an pour les entreprises, et 200 milliards pour les individus. C’est donc loin d’être négligeable, et ceci explique l’activisme de certains gouvernements pour récupérer cette manne, avec quelques succès. Rappelons qu’à la suite de la loi française dite « GAFA », Google a accepté de payer au fisc français près d’1 milliard d’euros en taxes et amendes pour les années 2011-2016, plutôt que d’encourir un procès et que J. Trudeau, premier ministre sortant a indiqué que s’il était réélu, il taxerait lui aussi les géants du WEB au niveau de 3% dès 2020.

Si on essaie de prendre de la hauteur, il apparaît que c’est le respect de la liberté d’action des filiales d’un groupe, et de la libre concurrence entre elles, qui conduit à taxer chacune suivant sa comptabilité propre. Une autre manière de comptabilisation des profits serait ce qu’on pourrait appeler « une taxe unitaire avec répartition par formule ». Une telle méthode considère une multinationale comme une entité unique, et répartit ses profits géographiquement suivant une formule reflétant l’activité réelle dans chaque pays, cette formule étant une combinaison des ventes, de l’emploi et des actifs matériels. Théoriquement cette méthode ruine le système des paradis fiscaux. En effet, si une multinationale a un bureau de 1 personne aux Bermudes, la méthode ne lui attribuera qu’une part infime du profit, qui, même peu taxé, ne pèsera pas.

Son avantage est qu’elle est plus simple et plus juste que le système actuel. Mais la difficulté est que le choix de la bonne formule est hautement politique. Elle n’a pas été utilisée au niveau international, mais elle l’a été partiellement dans certains pays pour la taxation interne des entreprises multi-régions, lorsque ces régions ne taxent pas au même niveau (Etats aux Etats-Unis et au Canada, cantons en Suisse).

Car la période est plus favorable à des mouvements dans ce sens. Lors de la crise de 2008 les électeurs dans la difficulté ont été furieux de constater qu’il y avait de l’argent pour sauver les banques, et que les multinationales pouvaient s’abstraire des difficultés sans problème grave. Ensuite les « Panama Papers » et les fuites du Luxembourg ont remis le rôle des paradis fiscaux en lumière. Les gouvernements, sous pression renforcée de ces électeurs et des impératifs de réduire les déficits, sont donc plus enclins à agir.

Et il n’est pas nécessaire de changer brutalement de formule. Pour commencer on pourrait obliger les multinationales à publier des données comptables et financières par pays. Ceci permettrait d’avoir des données pour une formule de répartition internationale. Dans plusieurs organisations internationales des mouvements se dessinent pour promouvoir ce type d’avancées progressives, et, depuis quelques années des projets se lancent.

L’OCDE a ainsi lancé deux grands projets. Le premier, lancé en 2014 est le CRS (Common Reporting Standard), qui est un échange automatique d’informations financières. Il a encore de nombreuses échappatoires. Par exemple un possesseur de passeport Luxembourgeois peut demander à être classé résident Luxembourgeois. Egalement, les Etats-Unis collectent les données sur leurs résidants à l’étranger, mais transmettent peu d’informations sur les étrangers résidant chez eux. Mais il y a tout de même des résultats. On estime en Juillet 2019 que des informations sur 47 millions de comptes sont échangées dans 90 pays pour un volume de 5.000 milliards de dollars. On estime aussi que les dépôts bancaires dans les paradis fiscaux ont diminué de 20 à 25%, et que le projet a déclenché des déclarations volontaires pour 95 milliards. C’est un début encourageant.

Le deuxième projet, lancé en 2015 est le BEPS (Base Erosion and Profit Shifting). Il est à destination des multinationales. Pour l’instant le projet a amélioré un peu la transparence, mais n’a pu entamer le consensus international de longue date sur le principe de libre concurrence, fortement soutenu par les multinationales fraudeuses et leurs alliés. Il a donc peu progressé.

Mais depuis le début de 2019, le barrage des opposants commence à se fissurer. En Janvier 2019, l’OCDE a publiquement déclaré au sujet de la taxation des multinationales un besoin de « solution pour aller au-delà du principe de libre concurrence ». En mars 2019, Christine Lagarde, directrice du FMI, a déclaré la méthode actuelle « périmée » et « particulièrement défavorable aux pays à faible revenu ». Elle a appelé à repenser fondamentalement la méthode de mesure des revenus.

La Commission Européenne a également, de son côté, fait un projet de directive visant à harmoniser l’assiette des revenus des entreprises (ACCIS). Mais on ne sait quand cette directive pourra entrer en vigueur.

Toujours au sein de l’OCDE des discussions ont eu lieu sur de possibles formules différentes de la formule actuelle. Les Etats-Unis, en tant que grand pays consommateur, ont reconnu qu’il paraît logique de recentrer les taxes sur les lieux de consommation. D’autres pays émergents, notamment l’Inde, poussent des formules privilégiant les ventes, mais certains pays à bas revenus préfèrent des formules privilégiant les emplois et les actifs matériels. Bien qu’un consensus soit encore loin d’être trouvé sur la bonne formule, toutes ces formules s’écartent de l’orthodoxie de la libre concurrence et permettent d’aller dans le sens d’une répartition plus juste.

En Mai 2019, l’OCDE a publié une « feuille de route » reposant sur deux piliers : le premier est de déterminer où l’impôt doit être payé, sur quelle base, et quelle part est taxée. Le deuxième est de demander aux multinationales de payer un impôt minimum. Ce plan a été considéré par beaucoup comme étant assez radical et inimaginable il y a 5 ans.

Il faut finalement rappeler que l’activité des paradis fiscaux est tolérée par la communauté internationale, et que, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, ce commerce pourrait être facilement éradiqué. Nous l’avons expliqué il y a déjà 15 ans[4]. Rappelons ce que nous avons écrit à cette époque. « … les banques installées dans ces paradis sont des structures techniquement légères, totalement dépendantes pour leurs opérations des systèmes de messagerie (SWIFT), de compensation et de RBTR (Règlement brut en temps réel), tous systèmes aux infrastructures très lourdes qui sont implantés dans les pays du G7. Sans l’accès à ces systèmes, les paradis fiscaux ne peuvent tout simplement pas fonctionner. »

Le problème est que plusieurs paradis fiscaux sont installés au cœur de l’Europe (Luxembourg, Suisse, Irlande) et bien à même de bloquer tout mouvement. Par ailleurs, le prétexte du respect de la libre concurrence est encore très puissant. Mais comme nous l’avons expliqué, l’air du temps a évolué, et par le biais des méthodes de taxation, les gouvernements et certains organismes internationaux font progresser l’idée d’impôts plus justes sur tous les revenus des entreprises et des individus, ce qui finalement devrait saper le commerce des paradis fiscaux.

 

 

 

 



(1) « Hidden Corners of the Global Economy » Finance and Development Magazine Septembre 2019, ce numéro contient plusieurs articles sur le sujet dont “Tackling Tax Heavens” et “The Rise of Phantom Investments”

(2) Chiffres dans l’étude du FMI citée plus haut

(3) Chiffres dans l’étude du FMI citée plus haut

(4) « Sur ce site « Transparence et paradis fiscaux »