La controverse du pouvoir d’achat

 

 

En Octobre dernier, statisticiens, économistes et ministres étaient au diapason. La fin de l’année s’annonçait comme faste pour la hausse du pouvoir d’achat. Celui-ci devait être regonflé par la baisse de la taxe d’habitation et la suppression des cotisations salariales. Après un premier trimestre dans le rouge (-0,5%), on s’attendait à une hausse de 1,7% au 4ème trimestre, et même à une hausse de 1,3% sur l’ensemble de l’année.

La hausse inattendue du prix du pétrole a perturbé ces perspectives et jeté les manifestants sur les routes, mais d’après les arguments officiels ce rebond de l’inflation ne devait pas empêcher que le pouvoir d’achat augmente en moyenne à la fin de l’année ainsi qu’en 2019, ce que le gouvernement s’est évertué à démontrer à partir du mois de Septembre.

Comme nous l’analysons plus bas, les faits ne semblent pas confirmer le discours des ministres. Non seulement il ne semble pas y avoir d’amélioration du sort des moins fortunés dans le présent et l’avenir, mais cette situation n’est pas nouvelle. Nous allons montrer des chiffres du pouvoir d’achat des français depuis 20 ans et dans la période récente, non seulement en moyenne, comme le fait le gouvernement, mais, chaque fois que c’est possible, par tranche de revenu. Et montrer que si les plus fortunés s’en tirent très bien, les moins riches sont moins favorisés.

Regardons donc les chiffres, d’abord sur longue période, de 1996 à 2016, période pour laquelle l’INSEE nous fournit des données de niveau de vie. Le graphique ci-dessous montre d’une part l’évolution moyenne (en vert), d’autre part l’évolution des déciles inférieurs (en bleu en-dessous du 6e décile, ou revenus inférieurs à 20000 euros en 1996), et des déciles supérieurs (en rouge 6ème décile et au-dessus, ou revenus supérieurs à 20000 euros en 1996)[1]

 

 

On voit sur ce graphique qu’avant 2008, les 3 courbes progressent plus ou moins ensemble, même si les plus modestes semblent augmenter un peu moins. A partir de 2008, il y a une divergence. Tandis que la moyenne progresse légèrement, les classes supérieures progressent fortement tandis que les classes inférieures perdent 5% par rapport à la moyenne. A partir de 2013 les courbes semblent se rapprocher de nouveau et avoir des croissances similaires, mais les catégories modestes restent perdantes, ne parvenant même pas à retrouver leur niveau de 2008.

On peut aussi montrer ce qu’il en a été pour les déciles extrêmes (au-dessus du 9ème et en dessous du 1er).

 

 

Ce graphique montre que le décrochage du décile le plus bas a eu lieu vers 2005, et que depuis cette date il n’a guère progressé. Au contraire le décile supérieur a gagné environ 15%, puis en a perdu 10 depuis la crise, mais reste nettement gagnant.

Ces chiffres un peu anciens montrent que si on peut argumenter que le pouvoir d’achat moyen progresse, en revanche celui des plus démunis a tendance à stagner depuis la crise de 2008.

Si on en vient à la période récente, depuis 2 ans la controverse continue. Le gouvernement communique en permanence sur les hausses de pouvoir d’achat à venir, mais soit les analystes qui refont les calculs n’en trouvent pas autant, soit le gouvernement change ses plans en baisse.

Pour en juger, nous n’avons plus les chiffres certifiés de l’INSEE pour les revenus disponibles, ni a fortiori du niveau de vie par tranches. L’annexe montre comment nous avons fait une estimation de la hausse du revenu pour les années passées 2017 et 2018 et pour l’année à venir 2019.

La conclusion est que s’il y a des gains de pouvoir d’achat, ils seront faibles :

– en 2017 ils ont été en moyenne de 1,2%. Nous n’avons pas de répartition par décile.

– en 2018-2019, ils seront également faibles (zéro en 2018 et environ 1% en 2019). Une étude par décile montre que si on enlève les gains des plus riches de 5%, les autres soit gagnent faiblement (0,5 à 0,9% suivant les déciles) soit, pour 40% de la population, perdent entre 0,5 et 1%. Ces perdants sont aux deux bout de la distribution : les 20% les moins riches et les 20% les plus riches (sauf les 1% très riches).

Ces chiffres du pouvoir d’achat ne sont pas catastrophiques, comme ils pourraient l’être après une crise économique importante. Mais il faut aussi considérer l’évolution des dépenses. L’évolution des cours du pétrole a servi de détonateur, mais il n’y a pas que cela. L’inflation en 2018 a cru presqu’autant que les salaires (2,2% entre Octobre 2017 et Octobre 2018) et de nombreux produits de première nécessité sont concernés : beurre (10,9%), pommes de terre (11,2%), légumes frais (9%), tabac (16,8%), gaz (21%), fioul domestique (30,4%), gazole (22%), essence (14,6%), timbres (8,6%). Les prix des biens d’équipement ont baissé, mais les lave-linge ne peuvent remplacer la nourriture ou le carburant. Il y a aussi la hausse des dépenses « pré-engagées » (logement, assurances, cantines, forfaits téléphoniques et audiovisuels) qui selon une étude de mars 2018 de la DREES, peuvent absorber jusqu’à 61% du budget des plus modestes. Cette situation multiplie l’effet que peut avoir une hausse ponctuelle des produits consommables[2].

En conclusion, on comprend mieux l’exaspération d’une partie de la population. Comme l’a dit Thomas Piketty lors d’un récent débat sur France 2, il est incompréhensible qu’E. Macron ait choisi, au nom d’une efficacité économique contestable, d’avantager les plus riches par la suppression de l’impôt sur la fortune et la « flat tax », et soit forcé ainsi d’augmenter les taxes sur le carburant sans pouvoir compenser cette pénalité par une aide ciblée.

On comprend qu’évidemment, ce qui bloque finalement toute marge de manœuvre, c’est la contrainte du déficit budgétaire avec la limite à 3%. La logique comptable continue donc d’imposer sa loi, alors que la bonne méthode serait plutôt de considérer les besoins et de déterminer comment les satisfaire. Nous avons montré plusieurs fois sur ce site que le financement de ces politiques « expansives » était possible et même nécessaire si on voulait éviter les réactions dites « populistes » qui se répandent en Europe et dans le monde[3].

 

 

ANNEXE

Estimation de l’évolution du niveau de vie de 2017 à 2019

 

A partir de 2017 nous n’avons plus de mesure du niveau de vie au sens de l’INSEE. Il faut donc chercher d’autres sources.

En 2017, il n’y en a guère. Cette année là était une année électorale. Le sortant F. Hollande avait fait quelques petits cadeaux fiscaux avant de partir, et E. Macron avait plutôt les yeux plutôt fixés vers 2018 et au-delà. Heureusement, l’INSEE n’a pas donné tous ses chiffres 2017 mais on a au moins les données macroéconomiques (revenu disponible brut total en milliards d’euros). En tenant compte de l’inflation et de l’augmentation de la population, on peut estimer sans trop se tromper l’évolution du niveau de vie moyen. Nous estimons ainsi une hausse de 1,25%. Ceci est loin d’être négligeable, mais est une moyenne.

Pour 2018 et 2019, on a plus de sources, mais la plupart se réfèrent à deux d’entre elles, l’OFCE et l’IPP (Institut des Politiques Publiques). Ces deux organismes analysent périodiquement l’impact des décisions des pouvoirs publics. Au début de 2018, les projets du gouvernement pour 2018 et 2019 permettaient de prévoir une hausse du pouvoir d’achat pour pratiquement toutes les catégories. Une étude de l’OFCE de Janvier 2018[4] disait essentiellement

– En 2018 il y aurait des gagnants (essentiellement les 5% les plus aisés : + 1,6%), les autres étant neutres ou légèrement perdants (le premier vingtile et du 15ème au 19ème : de -0,1% à -0,6%).

– Sur les deux années 2018 et 2019 pratiquement tout le monde devait être gagnant (tous les vingtiles sauf les 18ème et 19ème).

Nous n’en donnons pas le détail car ces prévisions se sont rapidement trouvées remises en cause par la défaillance de la croissance. En conséquence, le gouvernement a choisi de « serrer la vis » pour respecter en 2019 les « clous » de Maastricht. Un certain nombre de mesures restrictives ont été annoncées à ce moment. Notamment les prestations familiales et retraites ne seraient pas revalorisées comme l’inflation, les allocations logement seraient revues à la baisse, et la fiscalité du tabac et de l’énergie serait plus lourde que prévu.

L’OFCE a diffusé les 20 Septembre une nouvelle note[5] qui prend en compte ce nouveau contexte. Le gouvernement prétendait tout de même redistribuer 6 milliards d’euros en 2019. L’auteur de l’OFCE a refait les calculs. En se fondant sur les documents budgétaires, il ne trouve que 3,5 milliards d’euros. Qui plus est, les caisses de retraite AGIRC/ARCO ayant annoncé en Septembre la hausse de leurs cotisations, cette ponction supplémentaire sera de 1,8 milliards supplémentaires, donc il reste 1,7 milliards. Au total on aurait donc 0,1 milliards en 2018 et 1,7 milliards en 2019, soit quelque chose d’assez modeste.

Et l’OFCE ajoute que comme en 2018, il y aura des gagnants et des perdants, et que l’étude d’impact par décile de revenu reste à faire. La modeste augmentation du niveau de vie moyen, compte tenu de l’avantage persistant des plus riches, laisse augurer d’un nombre important de perdants.

Pour essayer de préciser cela, nous avons une étude par décile qui a été faite par l’IPP (Institut des Politiques Publiques) qui est parue le 11 Octobre 2018[6].

Selon cette étude, pour l’ensemble des ménages et pour les 2 années,

– Les 20% les plus pauvres perdront entre 0,5% et 0,9%

– 60% de ménages intermédiaires gagneront entre 0,5 et 0,8%

– Les 19% les plus aisés (excluant les 1% les plus riches) perdront environ 1%

– les 1% les plus riches gagneront 6%

Et globalement, l’IPP précise qu’en moyenne sur l’ensemble des ménages, la croissance sera positive mais assez faible.

Il y a aussi des calculs séparés pour les actifs et les retraités. Les actifs seront presque tous gagnants (les 10% les plus pauvres ne gagneront rien, voire perdront peu). Les retraités seront presque tous perdants, sauf les 1% les plus riches.

 

 



[1] Les statistiques de l’INSEE comportent une rupture en 2010 et 2012 (changement de méthode). Pour avoir des courbes régulières, nous avons corrigé les données passées pour qu’elles se raccordent correctement aux données récentes (après 2011). Par ailleurs ces chiffres sont des « niveaux de vie » au sens de l’INSEE c’est-à-dire le revenu disponible brut du ménage (RDB) corrigé de l’inflation et divisé par le nombre d’unités de consommations du ménage.

[2] Ces chiffres concernant les prix sont tirés d’un article paru dans Le Monde « Pouvoir d’achat : les chiffres et les maux » (Elise Barthet, 17/11/2018).

[3] Voir par exemple notre article récent « Le prix de l’austérité »

[4] « Pas d’austérité mais des inégalités », OFCE Policy Brief N°30, 15-01-2018

[5] Mathieu Plane, « Quel impact direct des mesures socio-fiscales sur le pouvoir d’achat en 2019 ? »Ofce – fiscalité, le Blog,politique budgétaire

[6] M. Ben Jelloul et al. (IPP) « Budget 2019: l’impact sur les ménages », Conférence “Evaluations du budget 2019”, Paris, 11 octobre 2018