Le prix de l’austérité

 

 

On parle beaucoup des mouvements populistes en ce moment, surtout pour observer que tous les pays européens sont touchés par ces mouvements les uns après les autres[1]. Le terme de « populiste » est plutôt vague, précisons que nous l’employons ici pour désigner les mouvements soutenus par tous ceux qui estiment que les élites politiques ont failli face à la crise et aux dégâts de la mondialisation. Ils fleurissent surtout depuis la crise de 2008. Il y en a de droite et de gauche, qui divergent sur l’immigration, mais tous se retrouvent pour accuser les élites de leur pays ou de Bruxelles de ne pas traiter leurs vrais problèmes. Insistons sur le fait que ces citoyens en colère ne s’expriment pas seulement pour élire des dirigeants extrêmes, mais aussi lors d’autres consultations, par exemple des référendums. Le référendum sur le Brexit en est un bon exemple et nous y reviendrons.

Mais quels sont les problèmes qui motivent ces mécontentements ? Nous allons nous concentrer sur la période qui a succédé à la crise de 2008. Cette crise a durement impacté les conditions de vie des citoyens occidentaux (Europe et Amérique du Nord). Et si pour certains paramètres mis en avant par les gouvernements, la crise est derrière nous, sur beaucoup de points les choses ne se sont pas améliorées. En France, le pouvoir d’achat par ménage n’a guère progressé. L’INSEE nous dit qu’entre 2008 et 2017, le pouvoir d’achat global a progressé de 0,8% et, par unité de consommation, de 0,1%. Autant dire zéro. D’autant plus que le pouvoir d’achat « arbitrable » a reculé de 0,1%[2]. D’autre part, on sait que les inégalités ont augmenté. Par exemple une étude du WIL (World Inequality Lab) du 25 Septembre montre qu’entre 1990 et 2018 les inégalités des revenus avant impôt ont crû puisque la part des 10% les plus riches est passée de 30% à 32% et celle des plus pauvres de 24% à 22%. Après impôt et transferts ces inégalités sont restées stables, ce qui signifie que la redistribution a joué son rôle, mais n’a pas réussi à renverser le mouvement, comme c’était le cas avant les années 1980.

Le pouvoir d’achat est un signal parmi d’autres de la dégradation des conditions sociales dans la période récente. De plus ce n’est pas une mesure comparable d’un pays à l’autre. Pour sentir cette dégradation il n’est pas non plus possible de regarder le taux de chômage, qui est fortement « conditionné » par les gouvernements (voir sur ce site « Où est passée l’inflation ? Pourquoi il faut changer la mesure du chômage. »). En fait il faut examiner soigneusement les conditions de travail, les « petits boulots », la baisse des droits et la précarisation pour mesurer ces sujets de mécontentement[3]. Il faut aussi se souvenir qu’avec la pression persistante sur les dépenses publiques, les taux de pauvreté et les inégalités ne baissent guère en Europe.

Que s’est-il donc passé pour que les gouvernements européens aillent quasiment tous dans ce sens ? Pourtant, la violente crise de 2008 a été combattue par les banques centrales et les gouvernements européens et américains, en ouvrant les vannes du crédit et du déficit budgétaire. Mais nous avons montré dans un article de 2016[4], pour le déplorer, que le déficit public moyen de l’euro zone, qui a culminé à 6,5% du PIB au 2ème trimestre de 2010, a baissé à partir de cette date. Deux ans après il était sous la barre des 4%, et à la fin de 2013 sous la barre des 3%. Les USA ont été moins « austères » puisqu’ils ne sont passés sous la barre des 4% qu’en 2012, soit deux ans plus tard. Nous montrons aussi dans cet article que faute d’un déficit budgétaire important, l’économie réelle ne pouvait pas être relancée par la seule action de la BCE et de son « Quantitative Easing ». Les gouvernements européens ont donc combattu vraiment la crise pendant 2 ans, puis ont cessé leur action.

Pourquoi une telle précipitation pour cesser de soutenir l’économie ? La raison en est la peur du gonflement des dettes publiques. 2010 est l’année où les marchés attaquent durement les pays européens les plus endettés (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne). Cette peur des marchés a conduit dans toute l’Europe les gouvernements à entreprendre de réduire les déficits budgétaires et de rester ou revenir sous la barre des 3%, barre tout à fait arbitraire. Dans plusieurs pays ceci s’est traduit par une cure d’austérité très sévère, et pour tous, par des politiques plutôt restrictives. En dehors de la baisse des dépenses publiques, ces politiques économiques se caractérisent par la préférence pour les entreprises et la libéralisation maximale du marché du travail[5]. On comprend pourquoi les difficultés de nombreux citoyens européens ont augmenté, pourquoi ces citoyens européens doutent fortement des capacités de leurs dirigeants et pourquoi ils se tournent vers d’autres leaders dits « populistes », surtout si comme nous ces citoyens ne sont pas obsédés par la hausse de la dette publique.

Nous voudrions parler ici, à titre d’élément de preuve, d’un article de Thiemo Fetzer[6] qui démontre qu’en Grande-Bretagne d’une part le vote « pro-Brexit » est bien un vote des populations malmenées par les conditions économiques et d’autre part le gouvernement Cameron et sa politique d’austérité à partir de 2010 sont bien responsables du développement de ce vote « populiste ». Nous citons ci-après des extraits de l’article (traduction libre par nous-mêmes) : « L’immigration et les échanges internationaux semblent avoir peu de pouvoir explicatif. A l’inverse les facteurs clés semblent être la dépendance historique des individus à l’emploi industriel, les bas revenus et le chômage élevé. Pour la dimension géographique, nous avons trouvé que les zones déficitaires en éducation, en revenus et en emploi avaient plutôt voté « Leave ».[…] Nous avons aussi appliqué nos calculs à des données du vote pour Marine Le Pen aux élections présidentielles de 2017, et les résultats concordent raisonnablement bien. »

En fonction des cultures politiques différentes de chaque pays, la progression de la contestation est plus ou moins rapide. Pour l’Europe, nous avons indiqué que les gouvernements ont commencé à « serrer la vis » dans la période 2010-2012. Or c’est à partir de 2014-2015 qu’on constate une percée des partis « populistes ».

– En France le vote Front National quitte la zone des 10-15% pour atteindre plus de 20% à partir des élections de 2014 (Européennes) ou 2015 (Régionales, Départementales) puis 2017 (Présidentielle). Une analyse de ce vote par le CEVIPOF en 2017 montre que contrairement à une enquête de 2002, il traverse maintenant les générations, les catégories socioprofessionnelles et les niveaux d’éducation. La catégorie qui vote le plus pour « le Front » est celles des sondés « pessimistes » (se voient plus bas que leurs parents) ou « lucides inférieurs » (sont objectivement moins bien lotis). Ce n’est pas exactement un vote de protestation mais plutôt un vote de ceux qui se voient déclassés.

– En Allemagne le parti « populiste » AFD a été créé en 2013, et cette même année fait 4,7% des voix, ratant de peu son entrée au Bundestag. En 2017, il fait 12,9% des voix, résultat inespéré car des dissensions internes lui ont certainement couté de nombreux électeurs. Considéré comme un parti « anti-establishment », il semble avoir pris des électeurs à tous les partis et également chez les abstentionnistes.

– En Angleterre le parti UKIP, parti considéré comme eurosceptique et populiste de droite, a été créé en 1991, avec peu de résultats électoraux jusqu’à la percée de 2014 aux Européennes (27,5% des voix) et en 2015 aux Législatives (12,6% des voix). Le vote du Brexit a eu lieu en Juin 2016 et dépasse le vote pour l’UKIP, mais il est de même nature.

– En Pologne, le Parti « Droit et Justice » est un parti de gouvernement qui a été brièvement au pouvoir entre 2005 et 2007, puis est resté dans l’opposition jusqu’en 2015 en connaissant plusieurs déceptions lors des élections successives. Mais en 2015, il remporte l’élection présidentielle puis les élections législatives. Depuis cette date il est au pouvoir avec une confortable majorité et est en conflit avec l’UE, notamment sur sa volonté de mettre le système judiciaire sous sa coupe. En Février 2018, France Culture enquête dans la campagne polonaise[7]. L’auteur montre que les électeurs apprécient les allocations familiales et la lutte contre la corruption mais aussi la fierté patriotique d’une Pologne enfin souveraine. Citons : « Le PiS a aussi joué avec succès la carte du peuple contre les élites, celle des perdants de la croissance économique, car la hausse des revenus n’a pas profité de manière égale à tous, des laissés pour compte, ceux qui ont eu peur de perdre leur identité dans la modernisation accélérée du pays, dans la course pour intégrer l’Union Européenne. »

– En Autriche le FPO (Parti pour la Liberté Autrichien) est un parti de droite nationaliste. Il a gouverné en coalition en 1999, mais il est battu en 2002. Malgré un succès en Carinthie en 2004, les résultats sont de plus en plus mauvais. En 2010 la candidate à l’élection présidentielle fait 15% des voix. Aux législatives de 2013 le parti obtient 20,5% des voix, et en 2016 le candidat aux élections présidentielles vire en tête au premier tour avec 35,1% des voix, mais perd le 2ème tour face aux écologistes. En 2017 il obtient 26% aux élections législatives et 51 députés sur 383. Aujourd’hui le parti est considéré comme un parti populiste et nationaliste, il soutient la réduction des impôts mais l’intervention de l’Etat dans l’économie. Il est anti-immigration et antimusulman.

– En Italie, rappelons que le gouvernement Monti, élu fin 2011 pour « assainir l’économie », a élaboré un plan d’austérité qui n’a guère pu être appliqué car ce gouvernement a été balayé un an plus tard. Il s’en est suivi une période pendant laquelle aucune majorité claire ne peut se dégager. Le gouvernement Letta conduit aux élections anticipées de 2013. Le Mouvement 5 Etoiles (M5S) y recueille entre 23,8 % et 25,6 % des voix aux deux chambres du Parlement. Ce mouvement a été fondé en 2009. Il ne veut pas être un parti politique et prône la démocratie directe. Il fonde son succès sur le rejet des hommes politiques traditionnels. Aux élections municipales de 2016, il remporte les villes de Rome et de Turin. Avec environ 32 % des voix, il devance largement les autres partis politiques aux élections générales italiennes de 2018 ; il forme alors un gouvernement de coalition avec la Ligue du Nord.

Cette revue des mouvements « populistes » d’Europe montre qu’avec des succès variés en fonction des conditions locales (notamment les échéances électorales étalées dans le temps) et de la qualité de leurs animateurs, il ont tous rencontré un écho électoral entre 2014 et 2018, soit 2 à 6 ans après le virage autarcique en Europe. Cette concomitance ne peut être un hasard.

Il y a toutefois des contrexemples. Parmi ceux-ci nous pouvons citer la Hongrie. Dans ce pays Viktor Orban est premier ministre depuis 2010. Classer sa politique est difficile mais il semble qu’on puisse le considérer comme un populiste de droite. Sa ligne est anti-immigration, autoritaire et anti UE. Lui aussi est en conflit avec les autorités bruxelloises notamment avec le parlement européen.

Mais si la Hongrie ne se conforme pas au schéma de la zone euro, c’est qu’elle n’y est pas, et que la crise de 2008 ne s’y est pas du tout déroulée comme dans cette zone Euro, où comme en Angleterre. Elle n’a donc pas connu la même succession de politiques expansives jusqu’à 2010 puis restrictives ensuite. En fait la Hongrie était très dépendante des capitaux étrangers. 80% des banques hongroises sont des filiales ou succursales de banques étrangères. De plus 70% des dettes privées et 50% de la dette publique sont libellés en devises étrangères (euro, franc suisse, dollar). Lorsque les banques occidentales ont été touchées par la crise, elles ont cherché à rapatrier les capitaux placés partout, et aussi en Hongrie. Ce pays a été un des pays les plus précocement touchés par la crise. La monnaie nationale, le forint, a été attaqué en permanence, d’où le maintien de taux d’intérêt élevés. Dès l’automne 2008, la Hongrie obtient un prêt du FMI contre un plan d’austérité. Mais l’économie s’effondre (-6,8% en 2009). C’est dans ce contexte que Viktor Orban est élu, et on ne peut lui reprocher d’avoir pris des mesures hors des sentiers battus.

Nous avons donc un faisceau de présomptions que tous ces mouvements populistes qui préoccupent les élites ont été en fait causés par le fort sentiment des citoyens qu’après la crise de 2008 les gouvernements les ont « laissés tomber » et ont adopté des politiques antisociales sous prétexte de maitriser la dette.

Si c’est bien le cas, aurait-on pu faire autrement ? Nous prétendons que oui. Ce tournant vers l’austérité a été en fait causé par la peur de la dette publique et de la sanction des marchés. Si les Etats-Unis ont pu continuer de financer un déficit important pendant plusieurs années, c’est qu’ils ne craignent pas la sanction des marchés. En effet la Banque Centrale veille au grain. Elle régule les taux d’intérêt par achat et vente de titres publics. Ceci n’est pas le cas en Europe, où la BCE a interdiction de procéder ainsi. Certes, en décidant en 2015 des opérations de « Quantitative Easing » Mario Draghi a outrepassé cette interdiction. Plus exactement il a contourné l’interdiction en achetant les titres de dette sur le marché secondaire et non directement à l’Etat. Il n’empêche qu’en procédant ainsi la banque centrale contrôle le prix de ces titres sur le marché et donc les taux d’intérêt. On peut d’ailleurs remarquer d’une part qu’il n’a commencé cette politique[8] qu’à partir de 2015, d’autre part que depuis que ces opérations sont en cours la spéculation sur les dettes publiques ont miraculeusement disparu. Mais les QE auront une fin et alors on peut craindre le retour de la pression des marchés. La première chose à faire pour donner plus de liberté aux gouvernements est donc de supprimer cette interdiction. La BCE doit pouvoir réguler les taux d’intérêt par achat et vente des titres de dette publique comme le font toutes les autres banques centrales.

Est-ce suffisant ? Certes non car pour pouvoir financer un fort déficit budgétaire pendant un nombre d’années suffisant, il faut pouvoir aussi supporter que la dette gonfle. Le Japon a une dette de 250% du PIB et ne s’en émeut guère car 37% de cette dette a été acheté par la banque centrale, 25% par des banques nippones, 22% par les assurances du pays et seulement 7% à l’étranger (chiffres 2016). En France 60% de la dette publique est détenue par des étrangers. Il faudrait donc commencer par changer cela. Et en particulier la BCE devrait non seulement réguler les titres de dette en achetant et en revendant, mais également en achetant des titres publics pour les conserver. Evidemment certains diront qu’on va créer de la monnaie et donc risquer l’inflation. Mais rien n’est moins sûr. Le QE de la BCE n’a pas créé d’inflation, du moins sur le marché des biens. De son côté le Japon n’a pas semble-t-il créé d’inflation par sa politique d’endettement massive.

Ensuite des mesures devraient être prises pour que les titres en euro restent en majorité en zone euro. Certes ce n’est pas aussi facile qu’au Japon, où a longtemps régné une culture du « tout japonais », mais au moins des mesures incitatives devraient être prises.

Une fois ceci fait la dette peut augmenter. Nous avons d’ailleurs déjà observé dans un autre article que si la banque centrale en achète une partie définitivement, c’est comme si elle finançait le gouvernement directement. En effet, si elle transformait ce titre de dette en écriture de subvention ou de dette perpétuelle sans changer rien d’autre par ailleurs, il n’y aurait aucun effet supplémentaire. Elle peut donc conserver ces titres de dette sans inconvénient. La dette peut donc croître indéfiniment.

Et les intérêts de la dette, me direz-vous ? Ne vont-ils pas gonfler indéfiniment aussi ? Mais les titres conservés à la banque centrale vont produire des intérêts qui iront au crédit de la banque centrale, qui est propriété de l’Etat. C’est comme si l’Etat payait des intérêts à lui-même. Pour les titres possédés par des entités européennes il y a moindre mal, car les intérêts sont versés à des agents économiques de la zone euro.

En conclusion, si des mouvements « populistes » fleurissent à travers l’Europe et même le monde, c’est la faute des gouvernements concernés qui ont décidé une politique d’austérité, et ont ainsi perdu la confiance de leurs électeurs par peur d’un danger imaginaire, ou du moins d’un danger qu’il est possible de conjurer si on le veut vraiment.

 



(1) On note une percée notable de ces mouvements dans au moins 9 pays européens (Allemagne, Autriche, France, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Pologne, République Tchèque, Royaume-Uni)

(2) Ce terme barbare de « pouvoir d’achat arbitrable » désigne le pouvoir d’achat pour les dépenses non contraintes (loyer, électricité, etc. …). On estime généralement que son évolution reflète mieux le ressenti des citoyens.

(3) Voir sur ce site la revue des pays européens qui ont « flexibilisé » leur marché du travail dans « E.Macron peut-il réussir sa politique ? »

(4) Gabriel Galand, «   Pourquoi le QE de la BCE ne marche pas » sur ce site.

(5) En Europe, la doctrine économique régnante est la politique de l’offre, qui vise avant tout la compétitivité des entreprises, au détriment de la demande.

(6) Sascha O Becker, Thiemo Fetzer, Dennis Novy “Who voted for Brexit? A comprehensive district-level analysis” Economic Policy Vol. 32, Issue 92, October 2017

(7) A. Kieffer, «  En Pologne, les électeurs du PiS plébiscitent le « bon changement

(8) Il y a eu des opérations de « Quantitative Easing » en 2009 mais la BCE n’achetait pas encore de titres de dette publique.



2 commentaires pour “Le prix de l’austérité”

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