Comment le Japon est devenu un géant économique

Avertissement : Ce texte a la particularité de se fonder, sauf dans sa dernière section, principalement sur une seule source : « Looking at the sun » (« Regarder le soleil ») de James Fallows, paru aux Etats-Unis en 1994 et réédité en 1995. Le sous-titre de ce livre est « The rise of the new east asian economic and political system » (« La montée du nouveau système économique et politique dans l’est asiatique »), ce qui montre qu’il est en plein dans le sujet qui nous intéresse ici. Accessoirement, nous utilisons aussi « International Trade » de Paul Krugman, pour avoir le point de vue opposé. En effet, James Fallow défend l’idée que le Japon a suivi, à son avantage, une voie de développement tout à fait en dehors des canons économiques « modernes », tandis que Paul Krugman, qui est, pourrait-on dire, un orthodoxe intelligent, a le point de vue opposé.

Il semble y avoir deux inconvénients à procéder comme nous le faisons.

Premièrement, on semble privilégier un seul point de vue. Mais outre que ce point de vue nous paraît être le plus pertinent, James Fallows fait tout sauf écrire sans vérifier ses affirmations. Son ouvrage comprend plus de 500 notes diverses, allant des articles de journaux aux ouvrages théoriques en passant par des rapports officiels.

Deuxièmement, l’ouvrage ne couvre évidemment l’histoire du Japon que jusqu’en 1995, et lorsque nous écrirons « aujourd’hui », il s’agira du milieu des années 1990. Mais ceci n’est pas pour nous déplaire. En effet, nous le verrons, comprendre la société et l’économie japonaises n’est pas chose aisée pour nous occidentaux, et demande un certain recul. Et puis, le Japon semble changer doucement, justement à partir du milieu des années 1990. Auparavant, il conserve quasiment tous les traits qui ont été les siens depuis les débuts de son histoire économique, malgré le cataclysme de 1945. Après cette date, l’influence occidentale semble se faire sentir plus nettement. Nous reviendrons sur ce dernier point en conclusion.

 

Le Japon historique

Les fondements culturels du Japon ont été influencés par ses voisins asiatiques. Aux 4ème et 5ème siècles, il y eut beaucoup d’interaction entre Chine, Japon et Corée. A cette époque, le Japon a adopté l’écriture chinoise et le bouddhisme, ainsi que le style d’architecture chinois.

Par la suite, le commerce déclina, et le Japon vécut assez isolé, jusqu’au 12ème et 13ème siècles, époque d’unité impériale et expansionniste de la Chine. En 1274, après que l’empereur chinois Kublai Khan eut sommé le Japon de se soumettre, et que celui-ci eut refusé, une invasion chinoise fut repoussée grâce à une tempête mémorable. Sept ans plus tard, Kublai Khan récidiva, mais se heurta à une tempête plus mémorable encore, qui anéantit son armée. Ce typhon légendaire fut baptisé « kamikase » (vent divin), et conforta pour longtemps les Japonais dans l’idée que leur île et leur peuple étaient protégés des dieux.

Jusqu’au 16ème siècle, le Japon vécut une période féodale. Le pouvoir central du « shogun » (sorte de maire du palais impérial) était faible face aux seigneurs locaux. Mais vers le milieu du 16ème siècle le pouvoir central réussit à s’affirmer et le shogun Hideyoshi émergea comme une espèce de Napoléon japonais.

C’est à la même époque, en 1542, que les portugais débarquèrent au Japon. Ceci fut un choc pour les japonais, choc auquel ils réagirent d’une manière typique de leur caractère. D’abord, le pouvoir perçut immédiatement le danger qui était derrière l’arrivée de ces étrangers. Peu de peuple ont ainsi une aussi claire conscience de leur vulnérabilité, et ceci arrivera plusieurs fois dans l’histoire des japonais. Ils virent clairement que les occidentaux les avaient dépassés dans des domaines vitaux, qu’il était important pour eux de mesurer ces retards, et d’apprendre des étrangers comment les combler, pour se mettre à l’abri d’une domination technologique. Ils confièrent aux portugais leur commerce maritime avec l’Asie et apprirent la navigation ainsi que l’art de construire des navires de haute mer. Par ailleurs, les canons et les mousquets furent promptement copiés, et équipèrent toutes les armées japonaises en peu d’années. Enfin, ils firent traduire de nombreux livres occidentaux par les jésuites portugais.

Le deuxième trait de leur réaction est le refus brutal de toute influence étrangère temporelle. Il était clair que les Jésuites étaient, à leur corps défendant, le cheval de Troie de la domination coloniale portugaise, comme cela s’était produit en Amérique du Sud (et qui avait été rapporté aux japonais par des marins). La Chine réagit en faisant confiance à sa capacité d’absorption. Le Japon y vit une menace plus urgente, d’autant plus que 150000 à 200000 japonais avaient été convertis, et jusque dans les rangs des conseillers d’Hideyoshi. Celui-ci décréta en 1587 l’expulsion des Jésuites, et entrepris une campagne d’éradication du christianisme. Celle-ci dura plusieurs décennies, et fut parfois violente. Elle fut en tout cas efficace, puisque aujourd’hui moins de 1% des japonais sont chrétiens.

Ayant ainsi assuré une certaine remise à niveau face à l’étranger et affermi son pouvoir, Hideyoshi eut à décider de la meilleure manière de diminuer à l’avenir cette dangereuse vulnérabilité qui avait été la leur. Le choix était soit d’essayer de maîtriser son environnement, soit d’essayer de s’en isoler. Dans un premier temps, Hideyoshi opta pour la première solution, sous forme de conquêtes militaires. Il décida de neutraliser la principale voie d’invasion du Japon, qui était la Corée. Il rassembla une armée de 200.000 hommes et débarqua dans la péninsule en 1592. Il l’envahit et s’y installa sans difficulté. Mais l’année suivante, les chinois attaquèrent les envahisseurs et les rejetèrent à la mer. Hideyoshi ne s’avoua pas battu et récidiva 5 ans plus tard. Cette fois-ci les chinois les attendaient sur terre et les coréens sur mer. L’armée japonaise ne put même pas débarquer.

Sur ces entrefaites, Hideyoshi mourut, et ses successeurs, Ieyasu Tukogawa et ses descendants, engagèrent le Japon dans la voie opposée à la précédente, c’est-à-dire qu’ils recherchèrent une stricte isolation. Pendant deux siècles et demi (jusqu’en 1860), le Japon tenta de diminuer sa vulnérabilité en s’isolant du monde extérieur. Tout contact des japonais avec des étrangers était interdit, les nationaux ne pouvaient pas quitter le territoire, et ceux qui étaient à l’étranger avaient interdiction de revenir, dans tous les cas sous peine de mort. Le commerce extérieur fut confié aux hollandais (et non aux portugais qu’on ne voulait plus voir alentour), qui ne pouvaient aborder que dans un seul port étroitement surveillé.

Il y a débat sur l’évolution du Japon pendant cette période d’isolation. D’un côté, le pays fut de nouveau dépassé technologiquement par les occidentaux. Mais de l’autre plusieurs caractéristiques du système social japonais, qui font sa force aujourd’hui, prirent naissance à ce moment. Un réseau serré d’écoles couvrit le pays, avec un fort accent sur les devoirs de chacun et les compétences personnelles. Dans un modèle confucéen(1), comme il pourrait en être dans une armée occidentale, le succès du groupe dépend de la compréhension par chacun de son devoir et des obligations liées à son rang. Ceci entraîne que tout individu doit absolument être amené à un niveau minimum d’éducation.

Les cartels sont une autre tendance de cette époque, qui a perduré. Alors qu’en Occident ces structures ont été démantelées par le capitalisme consumériste du 19ème siècle, au Japon l’idée de la prééminence du groupe sur le bonheur individuel justifie une protection des industries, grandes et petites, vis-à-vis d’une « concurrence excessive ».

La structure centralisée d’un état moderne se mit rapidement en place, même avant, pourrait-on dire, qu’il en soit ainsi en Occident. Un corollaire de cette centralisation est la normalisation d’une foule de choses inimaginable chez nous. Même sans parler des biens industriels, les objets courants sont normalisés depuis des temps immémoriaux : les nattes qui meublent les intérieurs, les portes coulissantes, les fenêtres, les baguettes pour manger, les serviettes, les bols de soupe et de riz, le papier toilette, les bacs pour la lessive, les couvre-lits, les motifs de décoration sur bois, les balais et plumeaux, la largeur des tissus, la coupe des kimonos, les rouleaux de papier pour écrire, etc.

Enfin, cette période d’isolation n’a pas été un vide culturel. L’expansion artistique qu’on a découverte en occident à la fin du 19ème siècle, et notamment les estampes japonaises, datent de l’époque d’isolation.

A partir de 1820, il y eut, de la part des étrangers, des tentatives de plus en plus nombreuses de rupture du blocus. Les anglais, les russes et les américains supportaient de plus en plus mal le monopole du commerce des hollandais et le protectionnisme japonais. En 1853, le gouvernement américain envoya un navire de guerre à vapeur avec un message du président vantant les avantages que le Japon retirerait de l’ouverture et concluant par des menaces à peine voilées s’il ne le faisait pas. Cette fois-ci les dirigeants japonais ne pouvaient plus fermer les yeux.

 

Le premier rattrapage

Lors de leur 2ème visite, en 1854, les émissaires américains, avaient laissé sur place des négociateurs. Pendant 10 ans, les japonais s’efforcèrent de temporiser et de biaiser, mais durent finalement céder commercialement(2). Il s’ensuivit un renforcement du clan des partisans du rattrapage vis-à-vis de ceux de la politique d’isolation toujours en vigueur. En 1868, une coalition de militaires, de réformateurs et d’idéologues renversa le « shogunat » pour soi-disant restaurer le pouvoir impérial. Ils l’appelèrent « la restauration Meiji ». Leur but prioritaire était de doter le Japon, aussi vite que possible, d’une industrie et d’une armée suffisantes pour tenir les étrangers à distance.

Etant donné que les japonais atteignirent en grande partie ce but en environ 30 ans, il est intéressant de chercher les raisons de ce succès. Au risque de simplifier, on peut retenir trois points principaux : la collecte de l’information, l’organisation, et la « pureté » japonaise.

 

L’information : L’image du japonais curieux de tout, voire voleur d’information, n’est pas tellement usurpée. Surtout pendant l’ère Meiji, mais même aujourd’hui, les japonais sont extrêmement bien organisés pour collecter l’information des pays étrangers, alors que rien n’est prévu dans l’autre sens(3). En 1880 il y avait dans les ministères des dizaines de conseillers étrangers : 87 anglais pour la marine, 46 français pour l’armée, 6 hollandais pour la construction, 11 allemands pour la santé. Des américains étaient conseillers pour le sport et pour le système universitaire.

Il y eut dans le pays une explosion de recherches sur le monde extérieur. Il fallait apprendre le plus vite possible car le temps était compté. Pour rattraper les occidentaux, il fallait les imiter plutôt que de tout réinventer. Les programmes scolaires furent standardisés dans tout le pays, en prenant autant que possible le meilleur de chaque pays avancé.

Cette volonté de copier les techniques étrangères et d’en tirer la quintessence a des inconvénients, le principal étant de négliger les véritables innovations. Les japonais ont très peu de prix Nobel. Mais la priorité étant au rattrapage, il était naturel à ce moment de procéder prioritairement par imitation.

 

L’organisation : L’information ne suffit pas pour avoir des usines modernes. Il faut aussi de l’argent, et une action collective efficace. Pour optimiser l’emploi des capitaux disponibles, le gouvernement misa sur les grosses entreprises et leur permit d’investir. Jamais il n’emprunta à l’étranger (seuls deux emprunts furent promptement remboursés), ils auraient pensé autrement « vendre le pays aux étrangers ». Cette conception a perduré, puisque aujourd’hui une partie microscopique de l’économie est possédée par des intérêts étrangers.

Pour trouver les capitaux à l’intérieur du pays, le gouvernement joua sur tous les tableaux : d’abord les impôts, puis une pression sur les salaires. Il y eut aussi une tolérance des cartels, qui permettaient des prix élevés et des marges importantes. Enfin, il y eut une campagne permanente pour que chacun se mobilise pour le succès du pays, notamment par un effort d’épargne important. Le résultat fut que les travailleurs et paysans eurent une part artificiellement faible du revenu national, du moins selon les standards occidentaux, et malgré cela réussirent à avoir un taux d’épargne parmi les plus élevés du monde.

Ceci était parfaitement accepté par les japonais, en raison d’une cohésion nationale particulièrement forte. Cette cohésion allait plus loin que la frugalité et l’ardeur au travail, elle incluait aussi la loyauté envers le gouvernement. Elle a un nom, le « kokutai », qu’on pourrait traduire par « âme » ou « essence » ou « volonté » de la nation. Cette notion est au Japon tellement importante que lorsque l’empereur Hirohito a annoncé en 1945 la défaite aux japonais, il a insisté sur le fait qu’il avait, dans les termes de la reddition, réussi à préserver le « kokutai ».

Ceci n’empêchait pas le Japon d’avoir, comme tout pays moderne, un parlement, une cour de justice et une constitution, mais en fait le pays était mené par un corps d’administrateurs dont l’existence et l’organisation remontait même à la période d’isolation. Et en fait le fonctionnement de la société et de l’économie japonaise était plus organisé par des outils informels et des règles non écrites que par un code des lois. On a pu dire que la meilleure comparaison qu’on puisse faire pour définir la période de modernisation Meiji est la manière dont les bureaucrates américains du ministère de la Guerre ont mené l’industrie US pendant la 2ème guerre mondiale. Dans l’esprit des responsables Meiji, il s’agissait bien d’une guerre pour sa survie que menait le Japon face à des puissances apparemment unies comme les USA, l’Angleterre ou la France, tout au moins pour la survie de sa culture et de son mode de vie. Apparemment, non seulement les japonais ont suivi leurs dirigeants dans cette entreprise, mais, de plus, de nombreux traits de cette société très « organisée » ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Le Japon est le seul pays dans lequel le terme de « bureaucrate » a une connotation positive. De fait on a pu affirmer en 1993 que 19000 administrateurs de haut niveau influençaient beaucoup plus la vie de tous les jours des citoyens et des entreprises que pouvaient le faire les partis politiques ou même les ministres.

 

La pureté japonaise : Tout étranger ayant travaillé au Japon, quels que soient sa race et son pays d’origine, a ressenti la désagréable impression d’être « regardé de haut », par l’effet d’une espèce de racisme universel, qui met une distance entre les japonais et les autres.

Les dirigeants Meiji ont exalté la religion Shinto, qui n’est autre qu’une adoration de la « japonité ». Cette religion enseigne que le pays a été formé par la lave coulant des lances divines, que les empereurs ont régné depuis 4000 ans, et que tous les japonais descendent de la même déesse. Par définition ils sont unis et différents des autres hommes.

Un corollaire de cette pureté et de cette unicité est la notion de « rang convenable ». Pour maintenir cette pureté et cette unicité, le Japon doit en permanence se situer par rapport aux autres pays, savoir qui est devant et qui est derrière, et lutter pour avoir un rang convenable, celui grâce auquel aucun autre pays ne peut lui dicter sa conduite. Pendant toute la période où le Japon dut accepter des traités léonins, le même genre de traités qui avaient conduit à l’asservissement de la Chine, de nombreux intellectuels japonais ont insisté sur « la misère d’être un pays faible », et sur l’importance de surmonter cette calamité.

Cette manière de raisonner a conduit à une incompréhension avec les occidentaux. Alors que le Japon était devenu une des premières puissances industrielles, les japonais continuaient de ressentir une injustice, les occidentaux continuant de les considérer avec un certain mépris, comme toute autre nation « de couleur ». Ceci influença fortement l’orientation militariste à partir de 1895, avec une escalade presque inéluctable. En 1895 les japonais occupèrent la Corée, et imposèrent leurs conditions à la Chine. Mais ils durent encore s’incliner devant un ultimatum russe et renoncer à Port Arthur. Dix ans plus tard, la marine japonaise coulait la flotte russe. Ce fut la première victoire militaire d’une nation non blanche sur un « colonialiste » occidental(4).

Mais d’autres humiliations allaient conduire à l’affrontement. En gros, les Japonais avaient la désagréable impression que les occidentaux ne voulaient pas les traiter comme des égaux, aussi bien en tant que nation qu’en tant que race. Avant la 1ère guerre mondiale, le gouvernement des Etats-Unis ferma l’entrée du pays aux immigrants japonais. Puis, aux pourparlers pour le traité de Versailles, le Japon demanda que soit incluse dans la charte de la Ligue des Nations une clause d’égalité raciale. Les américains et les anglais s’y opposèrent. Ceci fut ressenti par les japonais comme une insulte. Trois ans après, en 1922, une conférence des puissances navales imposa aux flottes militaires des limites telles que le Japon n’avait droit qu’à une flotte égale au 3/5 de la flotte américaine, ou de la flotte anglaise. Il dut annuler la construction de 8 navires. Ces brimades entraînèrent au Japon un renforcement des sentiments anti-Anglo-Saxons, et de l’idée que seule la force comptait. L’idée aussi qu’il était vain de chercher une reconnaissance de la part des occidentaux, qu’il valait mieux chercher un espace économique et politique en Asie. Cet expansionnisme Japonais, qui s’apparentait à une colonisation, fut d’abord bien vu des populations concernées(5) (Indochine, Indonésie, Birmanie) parce qu’elle chassait les colonisateurs occidentaux. Mais après quelques années, la haine de l’occupant fut la plus forte. Par ailleurs, les occidentaux ne pouvaient accepter sans réagir d’être ainsi chassés de leurs colonies et protectorats. Ils organisèrent donc un blocus naval du Japon, la coalition dite « ABCD » (America, Britain, China, Dutch), qui menaçait le Japon d’étranglement par coupure de ses approvisionnements en matières premières et en pétrole. Vu du point de vue japonais, la guerre avec l’Amérique devenait inévitable.

Pour résumer ce premier rattrapage, les responsables Meiji ont avant tout cherché à bâtir une société qui ne soit pas gérée par des étrangers, ni même subisse l’influence de l’étranger. Pour ce faire, ils ont développé des moyens de copier le savoir-faire des autres, et se sont appuyés sur les caractéristiques du peuple japonais pour bâtir des systèmes politiques, éducatifs et idéologiques qui favorisent un gouvernement et des entreprises forts, et mettent l’intérêt de la nation devant celui de l’individu. Les démocraties occidentales ont appliqué des recettes similaires en temps de guerre. Le Japon les a appliquées pendant 80 ans. Au départ, les responsables Meiji n’avaient pas conscience de toutes les conséquences de leur stratégie. Car celle-ci a aussi développé un sens du particularisme, d’une rivalité et d’une victimisation par rapport aux occidentaux, et au contraire d’une supériorité, vécue comme méritée, par rapport aux autres nations asiatiques. Tout ceci a conduit à la guerre.

Le bilan est bien sûr à double face. D’un côté, le Japon a atteint son but en se hissant dans le groupe de tête des nations industrielles, et en préservant jusqu’au bout son autonomie par rapport aux occidentaux, alors que tous les autres pays asiatiques subissaient leur colonisation plus ou moins franche. Mais d’un autre côté, au terme de l’aventure, celle-ci a tourné à la catastrophe, puisque le pays a été finalement vaincu et occupé.

Cette catastrophe finale était-elle inscrite dans les options de départ du système Meiji ? Les avis sont partagés, et nous ne nous prononcerons pas sur ce point.

On remarquera que nous n’avons pas beaucoup parlé d’économie jusqu’à maintenant. C’est que le plus intéressant est ce qui s’est passé après la 2ème guerre mondiale, et que nous relatons plus loin. Ce qui précède a pour but de montrer sur quels fondements la société japonaise s’appuie pour exceller aujourd’hui dans nombre de domaines, ce qui nous semble d’autant plus utile que l’histoire de ce peuple lointain est relativement peu connue en Europe.

Nous pouvons ainsi tirer quelques leçons de l’histoire de la période Meiji. D’abord, ce qui a permis le rattrapage extraordinaire du pays, c’est son exceptionnelle cohésion sociale, tellement exceptionnelle qu’elle a manqué de contre-pouvoir pour éviter les dérapages. Sans elle, le Japon n’aurait pas pu réaliser ce rattrapage.

Ensuite, et bien que le 19ème siècle ne soit pas le 20ème ni a fortiori le 21ème, remarquons qu’un Etat fort a permis de rattraper l’occident, alors qu’une structure plus « démocratique » aurait vraisemblablement conduit à la même évolution que celle de ses voisins asiatiques, c’est-à-dire une colonisation par les occidentaux.

Enfin, il est clair, et nous le constaterons en examinant les périodes ultérieures, que l’héritage Meiji n’a pas disparu avec la défaite de 1945. Contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne, où le système politique et social nazi s’est écroulé avec la défaite, la société japonaise est sortie de la guerre peu modifiée dans ses fondements, à part une solide méfiance envers les militaires. C’est pourquoi un deuxième rattrapage sera possible, dans des conditions à la fois très différentes et très similaires de celles du premier.

 

Les années américaines

Les vainqueurs américains étaient convaincus que si les japonais avaient « dérapé », c’était à cause du manque de démocratie et du bourrage de crâne qu’ils avaient subis pendant 80 ans. Il suffirait, pensaient-ils, de leur faire suivre la même voie qu’à eux-mêmes, pour qu’ils reviennent dans le « droit chemin », c’est-à-dire celui d’une démocratie à l’américaine.

En même temps, s’ils ont cherché à imposer quelques réorientations fondamentales, ils ont occupé le pays sans l’administrer directement. Contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne, l’empereur et le gouvernement sont restés en place. Celui-ci a continué de percevoir l’impôt. La justice est restée japonaise. L’école est restée administrée par le ministère de l’éducation. Aussi, même si les japonais étaient en apparence des vaincus exemplaires, ils ont en grande partie réussi, conformément à leurs traditions, à leurrer les américains en leur disant ce qu’ils aimaient entendre. Comme ceux-ci n’ont fait, également selon leurs traditions, aucun effort pour comprendre la culture japonaise, le succès de leur « réorientation » a été d’une part très inégal, et d’autre part s’est rapidement heurté à des difficultés économiques et sociales.

Au chapitre des succès de l’occupation, on peut inscrire la réforme agraire, avec une redistribution des terres très bénéfique. Egalement, la mise au ban de l’armée et des militaires. La constitution interdit la guerre et même l’armée, et de fait les japonais en ont gardé une solide méfiance envers les militaires.

En ce qui concerne la démocratie et l’école, les américains n’ont pas réussi à imposer leur moule. Ils ont voulu réformer les programmes scolaires, mais n’ont pas vraiment changé les choses, à part la disparition de la figure quasi « religieuse » de l’empereur. Il y a nombre d’histoires amusantes sur des inspecteurs américains qui n’ont jamais réussi à faire autre chose que boire le thé et assister à une classe de danse folklorique, quelque ruse qu’ils emploient pour garder secrète leur arrivée.

Une autre raison de la reconduction des caractéristiques principales de la société japonaise, c’est que les américains n’ont pas forcé du tout les japonais à se sentir coupables de quoi que ce soit. Même l’empereur a été absout de toute responsabilité. Le premier ministre et 6 autres responsables ont été condamnés à mort par les tribunaux alliés, mais de nombreux autres responsables ont purgé des peines de prison de quelques années et sont retournés ensuite dans la politique. De même, des centaines de milliers de bureaucrates ont été dans un premier temps mis à pieds, mais recrutés de nouveau par la suite. En résumé, on vous punit pour avoir perdu la guerre, mais pas pour avoir commis des crimes. Autrement dit, les américains ont incité à oublier la période de la guerre.

Une conséquence de cette politique américaine d’oubli a été de renforcer la tendance séculaire des japonais à se voir comme victimes. Avant la guerre ils étaient victimes des plus puissants qu’eux, après celle-ci ils pensaient avoir été victimes de leurs militaires et des bombes atomiques.

En plus des difficultés pour changer la mentalité des japonais, les américains se sont heurtés à des difficultés sociales et géopolitiques. Dans leur zèle libéral, ils brisèrent les grands cartels (« zaibatsu »), et formèrent des commissions de juste concurrence avec le but d’éradiquer les pratiques d’entente sur les stratégies et les prix. Les syndicats reçurent des droits étendus. Les communistes, qui étaient en prison, furent libérés, et furent bientôt à la tête des principaux syndicats. Les autorités d’occupation épluchaient les listes des employés pour faire des purges, et stoppaient parfois des productions, voire démantelaient les machines pour les envoyer en réparation vers d’autres pays.

Ce plan mit à genoux ce qui restait de l’économie japonaise. En 1946 il y avait 13 millions de chômeurs (pour 80 millions d’habitants), et la production était un tiers de celle de 1930. En 1948, c’était à peine la moitié, alors que celle des USA était 4 fois celle de 1930. La production agricole avait chuté de moitié, et les japonais se souviennent de cette époque comme d’une époque où ils cherchaient vraiment de la nourriture.

Les communistes faisaient sur ce terrain de l’agitation politique autant que de la défense des intérêts des travailleurs. En 1948 il y eut des sabotages des trains et plusieurs déraillements, avec des communistes ou des gauchistes convaincus de culpabilité et condamnés.

Le monde aussi avait changé. Les rapports entre l’Est et l’Ouest avaient tourné à la grande guerre froide, et Mao Tse Toung avait pris le pouvoir en Chine. De nombreux pays asiatiques bruissaient d’agitation anti-occidentale. Les stratèges de la guerre froide à Washington réalisèrent que les idéologues aux commandes à Tokyo risquaient de détruire la société japonaise et de faire le jeu des communistes, avec un risque non nul d’une révolution rouge.

Après quelques années de plus, la guerre de Corée, qui commençait, vit le début du départ des GIs, et leur remplacement par des forces de « police » japonaise, ainsi qu’un revirement de la politique d’occupation vers une remise sur pied de l’économie, même si on devait pour ce faire sacrifier les ambitions de remodelage de la société. En 1952 le Japon retrouva une indépendance formelle, bien que des troupes étrangères restent sur son sol, et qu’il n’ait pas le droit de se défendre lui-même.

Pour les 40 ans qui ont suivi, un arrangement non formalisé a existé entre le Japon et les Etats-Unis. Le Japon a pu se concentrer sur son développement économique. Mais il a suivi en tous points la politique étrangère des Etats-Unis (notamment pendant la Guerre Froide) qui, en retour, ont assuré sa sécurité. Ceci explique que, lorsque le développement économique du Japon se fera aux dépens des Etats-Unis, jamais ces derniers ne prendront de mesures de rétorsion unilatérales, alors qu’ils l’ont fait pour d’autres pays. Le Département d’Etat, qui défendait « La Relation », aura toujours le dernier mot lorsque les ministères du commerce ou de l’économie se plaindront des pratiques « déloyales » des japonais.

Il faut souligner qu’en acceptant cet « arrangement », le Japon a aussi accepté de ne pas être une « vraie » nation, souveraine et indépendante. Si cette situation était inévitable pendant l’après-guerre, il est plus étonnant qu’elle ait perduré. Bien que la question ait fait au Japon l’objet de débats, et même de programmes politiques, les dirigeants n’ont pas pu ou pas voulu offrir à leurs concitoyens une autre perspective que d’être les citoyens de la plus forte économie du monde.

 

Le second rattrapage

Lorsque Yoshida, le premier chef du gouvernement japonais après la guerre, reçut le pouvoir, il s’attacha clairement à remettre l’économie sur les rails. Il fut puissamment aidé par la guerre de Corée. Celle-ci déversa sur le Japon une pluie de commandes. Plus de 3 milliards de dollars dépensés entre 1950 et 1954 firent l’effet d’un Plan Marshall, et relancèrent l’économie. Bientôt les acquis de la société japonaise (l’éducation efficace, l’ardeur au travail), permirent aux plans du MITI d’enclencher et de réaliser le rattrapage. On a souvent accusé ses équipes d’avoir des plans machiavéliques. En fait ils étaient étonnés eux-mêmes de leur succès, car ils n’avaient que l’impression de gravir, l’une après l’autre, les marches d’un escalier évident.

 

La démarche générale

La première priorité du MITI fut l’industrie de l’acier. Bien que le Japon ne possède sur son sol aucune des matières premières nécessaires à la fabrication de l’acier, il devint dans les années 60 le plus important exportateur d’acier du monde. Ses usines étaient si compétitives qu’elles résistèrent mieux que les autres lorsqu’une surproduction mondiale se déclara après 1973. On a critiqué ce choix de l’industrie lourde comme priorité pour l’investissement. Le taux de profit dans cette industrie était notoirement plus faible que dans d’autres et le « bénéfice social », au sens occidental, en externalités techniques ou en hauts salaires n’était pas évident. Mais une telle position méconnaît la logique japonaise. On peut faire ici une remarque qui vaut pour toute l’industrie. Alors qu’en Occident, sauf exception, il n’est pas gênant d’acheter quelque chose à l’étranger si on sait y produire pour moins cher que nous, au Japon une telle idée est proprement répugnante. Dans ce pays (et aussi en Corée ou en Chine) le but de la politique économique doit être d’amener la maîtrise de la technologie dans les entreprises nationales, et ceci prévaut sur la « rationalité économique », sur la « vérité des prix » et sur la « mondialisation heureuse ». On a pu dire autrement que pour les japonais, dans ce monde hostile, « l’interdépendance mène inévitablement à la dépendance, et la dépendance mène finalement à la subordination ». Et comment faire, en toute indépendance, des navires, des automobiles, des machines pour les autres industries, sans faire de l’acier ? C’est aussi simple que cela.

Les statistiques montrent que ces idées ne sont pas seulement théoriques. Alors que dans tous les pays développés le commerce « intra branche »(6)pour les biens industriels est compris entre 75 et 90%, et a constamment crû depuis la guerre, celui du Japon est resté inférieur à 25%, et encore faut-il y mettre les biens que les Japonais fabriquent dans les pays voisins, et importent pour les réexporter. En fait le Japon n’achète que ce qu’il ne peut pas physiquement produire : pétrole, denrées alimentaires, matières premières, et quelques biens industriels qu’il a concédés aux étrangers pour faire bonne figure (notamment les avions).

Comment s’y prennent-ils pour parvenir à leurs fins ? Nous avons donné plus haut les raisons de leur ascension au début du 20ème siècle. Les mêmes causes peuvent être avancées pour la période de l’après-guerre. La maîtrise de l’information, l’organisation technique et financière, le « nationalisme » économique, tout ceci reste intégralement valable. Mais le monde a changé, et il faut être plus précis pour montrer comment, dans un monde plus complexe et plus compétitif, les japonais ont pu une nouvelle fois être au minimum parmi les premiers, et souvent dominer des marchés aussi globaux que les chantiers navals, l’automobile, l’électronique et l’optique.

Peut-être la meilleure manière de montrer leur manière de faire est d’exposer plus en détail le déroulement des événements dans un secteur particulier. Comme J. Fallows, nous choisissons l’électronique.

 

Le miracle des puces

Vers la fin des années 1970, l’industrie électronique semblait aux Etats-Unis, et plus particulièrement en Californie, devoir être le fer de lance de l’industrie américaine pour l’éternité. Qu’importait d’avoir perdu le leadership dans l’acier ou dans l’automobile si on l’avait dans ce secteur au potentiel illimité qu’était celui des circuits électroniques et de leurs applications, l’informatique au sens large ? A cette époque, un service du gouvernement fédéral US fit une enquête sur les « domaines d’excellence » de cette industrie. Ils conclurent que sur un total de 24 domaines, les Etats-Unis étaient leaders « certains » ou « importants » dans 8 et « plutôt leaders » dans 6. Les Japonais n’étaient leaders « certains » que dans 1 domaine, le « packaging » des circuits, et « plutôt leaders » dans 4 autres.

En quelques années le tableau changea spectaculairement. En 1982, les Japonais faisaient plus de circuits mémoires que les américains. En 1985 ils les dépassèrent en volume pour l’ensemble des circuits électroniques. En 1986 les 3 plus gros vendeurs de circuits étaient NEC, Hitachi et Toshiba, et 6 des 10 premiers mondiaux étaient japonais. Les 4 autres étaient Intel, Motorola, Texas Instrument, et Philips. En 1990, les sociétés japonaises avaient pris 50% du marché mondial des circuits. Ceci peut paraître surprenant tant le marché le plus visible du grand public, les micro-ordinateurs, reste aux mains des américains. Mais les circuits sont partout. En 1988, le Japon dépassait les américains en consommation de circuits. Ils les incorporaient dans des ordinateurs, mais aussi dans les automobiles, les magnétoscopes, et dans une foule d’autres produits de haute technologie.

En 1987, la même étude que ci-dessus sur « l’excellence technique » indiqua que les Japonais étaient leaders dans 13, les américains dans 2 seulement (les microprocesseurs et la logique linéaire). Pire, dans les autres domaines que ces deux là, les américains étaient nettement distancés.

Dès que le marché des circuits devint pour les firmes japonaises suffisamment important, des machines de fabrication de circuits japonaises apparurent. Avant 1980 les américains avaient le monopole de telles machines, même au Japon, mais dès 1985 ils n’avaient plus au Japon que 20% du marché.

Comment les japonais ont-ils pu aller si vite ?

 

L’action des pouvoirs publics

Le succès s’explique d’abord par une action volontariste des pouvoirs publics. Nous avons vu que le MITI coordonnait les actions des industriels par ses subsides. En ce qui concerne les circuits électroniques, il a lancé de nombreux projets, par exemple vers 1975 le projet VLSI (Very Large Scale Integration). Celui-ci comprenait des accès préférentiels aux crédits, des projets de recherches financés par l’état, l’aide pour acquérir des licences, une protection douanière, bref tous moyens permettant de compenser au maximum l’avance des étrangers dans la technologie concernée, mais en fixant des objectifs d’exportation contraignants. Ceux qui ne respectaient pas ces objectifs s’exposaient à des sanctions, par exemple un assèchement des subsides gouvernementaux.

En ce qui concerne la protection douanière, on doit noter que jusqu’à 1974, l’importation des puces de plus de 200 transistors était interdite sans autorisation (alors que le standard du moment était plutôt de plusieurs milliers de transistors).

Par ailleurs, tout investissement étranger était contrôlé. Le gouvernement refusait la plupart du temps toute filiale à 100%, et même toute association dans laquelle une société étrangère aurait une majorité. Seuls les deux plus grands pendant les années 60 et 70 (IBM et Texas Instruments) réussirent à avoir une filiale en propre, et encore au prix de cession de licences pour leurs technologies à toutes les plus grandes sociétés japonaises d’électronique.

En fait, le seul moyen de passer ces barrières était de licencier les sociétés japonaises. On doit remarquer que lorsque les sociétés américaines faisaient du commerce avec l’Europe, leurs revenus directs (de produits faits dans leurs usines en Europe) étaient environ dix fois supérieurs à leurs revenus en droits de licences. Avec le Japon c’était plutôt l’inverse.

Dans la logique économique orthodoxe, de telles actions de l’Etat sont inutiles et nuisibles. Inutiles parce que si des étrangers savent fabriquer à bon compte, il revient beaucoup moins cher de leur acheter les produits. Nuisibles parce qu’on gaspille ainsi des capitaux avec une forte probabilité d’échec.

Mais c’est sur ce dernier point que la théorie libérale est contestable. Car la probabilité d’échec est fortement diminuée d’abord par l’acharnement des techniciens à égaler les meilleurs, mais surtout par la cohésion des sociétés japonaises. Nous en venons ainsi à une autre cause de l’émergence d’une industrie électronique compétitive. Certes, la concurrence est préservée. NEC, Toshiba et Fujitsu se battent entre elles pour conquérir des parts de marché, et aussi pour obtenir les avantages du MITI, mais en même temps elles savent à tout moment qu’elles sont du même bord (un peu comme les fournisseurs de l’armée aux USA, qui ne peuvent dépasser certaines limites dans leur concurrence mutuelle). Le « fabriquer 100% japonais » n’est écrit ni énoncé nulle part, mais c’est une règle très puissante.

Qui plus est, lorsque l’industrie a conquis une place suffisante sur le marché mondial, le gouvernement encourage un comportement de conquête de ces marchés, même s’il doit pour cela tolérer, voire favoriser des ententes douteuses. Par exemple alors que jusqu’aux années 1985, le prix des circuits de mémoire DRAM n’avait cessé de chuter, conduisant à la disparition de tous les fabricants américains, à partir de ce moment ils commencèrent à remonter, et continuèrent ainsi jusqu’à atteindre des niveaux jamais atteints. Ceci ne peut se comprendre autrement que par la formation par les Japonais d’une sorte d’OPEP des DRAM. Il s’ensuivit une pénurie de mémoire qui toucha toute l’industrie électronique. Ceci était bel et bien orchestré par le MITI puisque devant la pénurie il avait mis les DRAM sur la liste des biens qui nécessitaient une autorisation d’exportation. Et d’après des documents d’Hitachi, il était beaucoup plus facile d’avoir une autorisation vers la Chine que vers les USA. De nombreuses sociétés américaines étaient au bord de la rupture, et durent accepter des « paquets » dans lesquels les japonais leurs vendaient des mémoires en même temps que d’autres circuits moins compétitifs. De plus, les fabricants japonais d’ordinateurs ne souffraient aucunement de cette pénurie de mémoire, et purent à cette époque conquérir 16% du marché des PC.

En 1988, au plus fort de la pénurie, des fabricants d’ordinateurs (IBM, HP, DEC) et de circuits (LSI, Intel) se groupèrent sur un projet d’usine de DRAM. En 1989, alors que le projet prenait de la consistance, le prix des mémoires commença à baisser. A la fin de cette année là, on était revenu au bord de la surproduction. Comme par hasard, les japonais offraient tout à coup de plus grandes quantités. En agissant ainsi, ils torpillèrent le projet concurrent et verrouillèrent une partie de leur marché, car les fabricants d’ordinateurs américains, pour éviter toute nouvelle pénurie, passèrent des accords avec eux.

Le résultat, lorsque cette stratégie de contrôle du marché réussit, c’est que le pays importateur ne peut menacer le pays exportateur de fermer sa frontière, car il n’y a pas d’autre fournisseur vers lequel se retourner. Même si, comme nous l’avons expliqué, le Japon avait peu à craindre des Etats-Unis en matière de restrictions, cette stratégie était appliquée dans tous les pays du monde.

 

Le contrôle des marchés

Les américains s’aperçurent successivement :

– qu’ils ne pouvaient pas punir une société japonaise d’avoir vendu du matériel à l’Iran car plusieurs projets militaires dépendaient des fournitures de cette société, et notamment la fabrication du missile Patriot.

Рque le projet de fabriquer obligatoirement aux USA tous les circuits incorpor̩s dans des ̩quipements strat̩giques, ̩tait irr̩alisable.

– qu’ils devaient utiliser des machines étrangères dans des projets secrets.

– que les japonais, non seulement pouvaient les priver de circuits, mais pouvaient aussi, pour maintenir leur leadership, freiner la fourniture des machines et des composants les plus modernes.

– que cette situation diminuait considérablement la liberté de manÅ“uvre du gouvernement et des entreprises américaines. Par exemple lorsque Intel décida de commercialiser la « mémoire flash », une nouvelle et prometteuse technologie, elle fut contrainte de passer un accord avec le japonais Sharp, parce que d’une part Intel ne possédait pas les procédés techniques nécessaires, d’autre part parce que les japonais contrôlaient les marchés des appareils qui seraient les plus gros débouchés pour ces « mémoires flash » (TV, magnétoscopes, consoles de jeu, …). Si elle ne passait pas cet accord, Intel renonçait tout simplement à ce marché.

Cette stratégie de conquête du marché à tout prix n’est pas conforme à l’orthodoxie libérale. Dans cette orthodoxie, le commerce international doit être « compétitif ». Le but est de conquérir le plus de clients possible, afin d’être et rester rentable et gagner de l’argent. Cette stratégie est, dit la théorie, bénéfique pour toutes les parties. Mais pour les Japonais, le commerce international est au contraire le théâtre d’un commerce « antagoniste ». Le but est de dominer le marché, afin d’accaparer ensuite la plus grosse part du gâteau.

Un exemple typique est celui des calculettes. Au début des années 1970, Texas Instrument et quelques autres compagnies américaines lancèrent les calculettes, et, fortes de leur savoir-faire en circuits, pensèrent pouvoir produire au meilleur coût et faire des profits « normaux ». En fait, ils entrèrent dans une guerre des prix avec les Japonais, dont le projet était de prendre ce marché. A la fin des années 70, tous les américains s’étaient retirés. Ils ne voyaient pas l’intérêt de produire à perte, alors que les Japonais étaient prêts à le faire pendant des années.

Pour leur dossier de plainte auprès des autorités anti-dumping de leur pays, les industriels américains avaient trouvé un document interne d’Hitachi, à destination de leurs équipes commerciales, qui disait : « Fixez votre prix 10% en dessous des concurrents. S’ils descendent,[…] fixez de nouveau 10% plus bas [, et ainsi de suite]. L’enchère cesse lorsque Hitachi gagne […] ».

 

Force et limites de la stratégie japonaise

Il nous semble que nous avons montré comment les Japonais se sont imposés sur le marché de l’électronique. Mais une telle histoire pourrait être contée, de même nature, dans d’autres domaines. Alors que les occidentaux défendent la libre concurrence et pourfendent toute intervention de l’Etat ainsi que toute entente entre les compétiteurs(7), les Japonais utilisent tous les moyens pour gagner ce qu’ils considèrent comme une guerre économique, et ils parviennent à leurs fins.

Il ne faut cependant pas croire qu’il suffit de donner à l’Etat le pouvoir de coordination pour réaliser un tel miracle. L’opiniâtreté des entreprises et la cohésion nationale sont également nécessaires, ainsi qu’un pouvoir d’adaptation peu commun, au service d’une cause prioritaire : le Japon doit être le meilleur. Car l’expansion n’a pas été un long fleuve tranquille. Il y a eu la fin de l’étalon or, qui a entraîné le flottement du yen (nous parlerons de ces problèmes plus loin), il y a eu les chocs pétroliers. Dans ce dernier cas, le Japon a montré une fois de plus sa capacité à réagir rapidement et à voir clairement où sont les priorités pour le pays. Par un vigoureux programme d’économie d’énergie, le Japon a importé en 1990 moins de pétrole (0,7% de son PNB) que les USA (1%) bien qu’il n’ait sur son sol aucune source de ce produit.

Les japonais ne sont limités que par deux choses :

1) Dans certains cas, les pays occidentaux ouvrent les yeux, renoncent à la liberté totale, et prennent des mesures de contrainte des importations ou d’aide à l’exportation. C’est ainsi que les USA arrachèrent en 1988 au Japon un accord selon lequel ce pays devrait en 1992 importer des Etats-Unis 20% de sa consommation de circuits électroniques. C’est ainsi également que des politiques de quota ont été mis en œuvre en Europe dans le domaine de l’automobile.

Mais le Japon est parvenu maintenant à un point tel qu’il peut se permettre de défendre le libre-échange (puisqu’il contrôle les marchés). Cette position ressemblerait à celle qu’a prise l’Angleterre au 19ème siècle dans le textile quand elle eut pris le contrôle du marché mondial par des mesures très coercitives.

2) Le Japon est devenu excellent pour la mise en œuvre de technologies de haut niveau. Mais son organisation assez rigide ne permet pas le foisonnement d’idées qui entraîne les percées innovantes. C’est pourquoi le Japon reste dépendant des licences pour des technologies et des produits émanant d’autres pays (nous avons vu qu’il ne manque pas d’argument pour les obtenir). C’est pourquoi aussi, dans certains domaines très évolutifs (par exemple les microprocesseurs), le marché reste contrôlé par les américains.

 

Le Dimanche Noir

Nous voudrions montrer aussi que l’interventionnisme japonais s’est exercé également dans le domaine des taux de change.

Avant 1985, le dollar valait entre 360 yens (au temps de l’étalon or) et 200 yens (dans les années suivantes). En février 1985, il était remonté à 264 yens. L’administration Reagan, qui prônait traditionnellement un dollar fort, s’avisa en 1985 que ce cours pouvait influer sur le déficit abyssal du commerce extérieur des Etats-Unis. A la réunion du G5 à l’hôtel Plaza, à New-York, le Dimanche 22 Septembre 1985, le communiqué énonça que « un ajustement du dollar de 10-12% vers le bas, par rapport aux cours actuels, serait maîtrisable sur le court terme ». A ce moment le dollar valait 240 yens. La baisse envisagée l’aurait conduit à environ 215 yens. Des commentaires autorisés avaient ajouté que sur une plus longue période, le dollar pourrait baisser jusqu’à 200 yens, voire 190 (c’est-à-dire en dessous de son plus bas historique). Ce niveau était vu comme celui qui pourrait équilibrer les flux commerciaux. Officieusement, de nombreux américains pensaient que la hausse du yen mettrait fin aux surplus commerciaux des japonais.

Huit ans plus tard, le yen avait monté bien au-delà des espoirs des participants à la réunion du Plaza, puisque le dollar était à moins de 110 yens. Cependant le surplus commercial japonais, exprimé en dollars, avait plus que doublé, au lieu de se résorber suivant les prédictions des experts et de la théorie du libre-échange. Que s’était-il passé ?

D’abord, une baisse du dollar entraîne certains effets mécaniques qui contrebalancent la perte de compétitivité par hausse de la devise :

– les matières premières importées, exprimées en dollar, baissent, ce qui abaisse les coûts,

– les japonais ne sont pas obnubilés par le profit, et ont pu comprimer leurs marges en attendant de pouvoir abaisser leurs coûts,

– comme il y avait au Japon de fortes barrières à l’investissement étranger, vendre plus de produits au Japon n’était pas chose facile.

Mais tout ceci ne peut expliquer les performances des exportateurs japonais, avec un dollar divisé par plus de 2.

Les occidentaux avaient pensé que la montée du yen stopperait la priorité à l’export, donnerait plus de place aux produits étrangers et pousserait les japonais vers plus de loisirs et de consumérisme. Mais les entreprises et l’administration ne voulaient pas de ces perspectives, qui étaient contraires à toute la stratégie passée, et elles réagirent promptement pour les écarter. Le système financier, qui ne pouvait qu’être encouragé par l’administration, commença sa politique d’argent facile, et le système industriel entreprit d’utiliser cet argent pour surmonter le handicap d’un yen fort. Compte tenu des divers dispositifs mis en place, les emprunts pour les entreprises devinrent pratiquement gratuits. C’est cette politique d’argent facile qui devait conduire 5 ans plus tard à la bulle du début des années 1990. Pendant 4 ans, ce laxisme ne provoqua d’inflation que dans le prix des actifs tels que la terre, l’immobilier, la bourse et les œuvres d’art. La hausse des ces actifs, servant de garanties « collatérales » permettait aux entreprises d’emprunter encore plus.

Vu de l’extérieur, on a l’impression que l’argent a été surtout gâché. On voit toutes les danseuses que les japonais se sont payées à l’étranger, et on voit l’éclatement de la bulle, les créances devenues douteuses et les années de stagnation. Mais il faut voir aussi que pendant ces années là, le Japon investissait environ 25% de son PNB, alors que les USA n’investissaient qu’environ 9%). 3 milliards de dollars sont allées dans les usines japonaises, non seulement pour étendre leur capacité, mais pour les restructurer, les robotiser, diminuer les coûts dans une optique de long terme.

Le reste fut investi à l’étranger. Puisque le yen fort allait rendre coûteuse la fabrication dans le pays, les entreprises étendirent leurs fabrications à l’étranger, surtout dans ceux où la monnaie était le dollar, ou était raccrochée au dollar. Les investissements furent multipliés par 4 à Taiwan, par 5 en Malaisie et en Corée du sud, par 6 à Singapour, par 15 à Hong-Kong, et par 25 en Thaïlande. En 1985, les investissements américains en Asie du Sud-Est étaient de 9 milliards de dollars, ceux des japonais 13 milliards. En 1990, les américains les avaient portés à 10 milliards, les japonais à 23 milliards. Si on ajoute que les américains étaient surtout dans le pétrole et dans le gaz, on mesure mieux l’écrasante prééminence de l’industrie japonaise.

Mais surtout, le Japon investit 5 fois plus aux Etats-Unis que dans l’ensemble de l’Asie. Il peut paraître évident pour un pays qui souffre de la faiblesse du dollar de chercher à fabriquer aux Etats-Unis. Ce qui est moins évident, c’est la rapidité de la réaction.

Ce mouvement vers l’étranger a été indubitablement orchestré par le MITI. Dès que la hausse du yen parût inévitable, le MITI et l’Agence de Planification Economique augmentèrent substantiellement leurs équipes en Thaïlande, en Malaisie et ailleurs. Ils agissaient comme des « marieurs » entre les gouvernements locaux et les entreprises japonaises. Ils organisaient des réunions locales, et rassemblaient une foule d’information. Mieux, ils pouvaient orienter les prêts et les financements. Ils finançaient des ponts et des routes, construites souvent par des japonais, et au bout il y aurait, bien sûr, une usine Toyota ou autre.

Contrairement à ce qui se passerait dans une économie à l’occidentale, dans laquelle les investissements étrangers conduiraient à des échanges mutuels, et à une sorte d’économie sans frontière, le schéma en Asie du Sud-Est ressemblait plutôt à une gigantesque division du travail, le Japon se réservant les fabrications à forte valeur ajoutée, et les envoyant pour être assemblées là où la main d’oeuvre était moins chère. L’ensemble était exporté aux Etats-Unis ou ailleurs sous l’étiquette étrangère. Il est frappant de constater qu’en 1990 les surplus commerciaux du Japon vis-à-vis du reste de l’Asie étaient de 30 milliards de dollars, et ce reste de l’Asie avait aussi 30 milliards de dollars de surplus vis-à-vis des Etats-Unis. Vu des Etats-Unis, la baisse des importations en provenance du Japon fut plus que compensée par les hausses de celles en provenance des autres pays d’Asie, la plupart émanant d’entreprises japonaises.

On peut dire qu’il s’agit de délocalisations. Mais alors qu’une entreprise occidentale délocalise « défensivement », tandis que les autorités concernées prient le ciel que les jobs perdus soient compensés par d’autres, les entreprises et administrations japonaises ont organisé ces délocalisations pour maximiser les bénéfices pour la société japonaise dans son ensemble. On peut donner bien des exemples. Les entreprises d’automobile qui se sont installées aux Etats-Unis importaient en 1987 43% de leurs composants, tandis que les concurrents américains n’en importaient qu’une part négligeable. Tout était fait pour le profit, non des consommateurs américains mais pour celui de l’entreprise japonaise prise dans son ensemble. Un autre exemple est celui de la société NHBB, le plus gros producteur américain de roulements à billes, qui en 1985 fut rachetée par la société japonaise Minebea malgré les craintes de l’administration (les produits de cette société étaient cruciaux pour l’armée américaine). Minebea donna toutes assurances que les produits resteraient fabriqués aux Etats-Unis. Peu après, l’usine du New-Hampshire fut fermée, et Minebea annonça que la production était transférée en Californie. Mais il s’avéra que l’usine californienne était en réalité une usine d’étiquetage pour des roulements faits à Singapour ou en Thaïlande.

En réalité, ces « délocalisations » n’ont rien à voir avec ce que l’on voit par chez nous. Car la part de la population active japonaise travaillant dans l’industrie continua d’augmenter pendant ces 5 années (il n’en fut pas de même par la suite, comme nous le verrons en conclusion).

Le résultat de cette politique peut-être mesuré ainsi : avant le meeting du Plaza, en 1985, les entreprises japonaises travaillaient avec un dollar à 240 yens et ne faisaient pas de profits gigantesques. En 1992, le MITI fit une enquête et demanda aux entreprises jusqu’où le dollar pouvait baisser avant qu’il gêne les ventes à l’étranger. La moyenne des réponses fut 126 yens. Mais la moyenne des entreprises les plus grandes, celles qui pèsent le plus lourd, fut plus proche de 100 yens. Les observateurs occidentaux attentifs ont qualifié ce résultat de véritable miracle. Mais les miracles japonais n’arrivent jamais par hasard.

 

Quelles leçons tirer des performances japonaises ?

Il serait illusoire de penser que le système japonais peut être copié, et parvenir au même résultat. Les mentalités japonaises, ainsi que celles d’autres peuples d’Asie, sont vraiment différentes de celles des américains, et des nôtres, européennes. Un intellectuel japonais a pu opposer les peuples des rizières, fondamentalement coopératifs et orientés vers le groupe, aux peuples des forêts, qui ont élaboré au long des âges un code du « chacun pour soi ». Ces cultures différentes ne peuvent qu’engendrer des systèmes économiques différents.

Une conviction solidement ancrée en Occident est que, sur le long terme, les sociétés seront plus fondées sur les droits individuels que sur le bien-être collectif. Le concept de liberté individuelle est populaire et bien accepté. Le concept de « bien commun », est, sauf en temps de guerre, moins bien défini. Il ne peut y avoir « trop » de choix pour un individu, il ne peut y avoir « trop » de concurrence sur un marché.

De leur côté, plusieurs sociétés asiatiques évoluées, dont le Japon, mais aussi Taïwan, Singapour, et peut-être la Corée du Sud, ont essayé de protéger leur société des excès de ce qu’elles appellent la « démocratie occidentale ». Pour elles, il peut y avoir un « excès » de choix, et il peut exister des situations de concurrence « destructrice » à éviter. En résumé ils pensent qu’un peu moins de choix pour les individus peut amener plus de liberté et de succès pour la collectivité.

On ne peut parler de supériorité d’un côté ou de l’autre. Le modèle asiatique est plus contraignant pour la liberté individuelle, et, à ce titre, il s’est avéré inférieur pour l’innovation scientifique et la culture des talents individuels. Il est dur pour les faibles, les minorités, et les étrangers. Il n’est pas applicable en Occident.

Néanmoins, nous voyons deux grandes leçons à retenir.

La première, c’est qu’un certain degré de contrôle de l’économie, loin d’être toujours nuisible, peut conduire à d’éclatants succès.

La seconde, c’est que la concurrence commerciale n’est pas, sur le marché mondial, le jeu auquel on voudrait nous faire croire, le jeu où tout le monde gagne, à condition de laisser libre court à la liberté. C’est en fait une dure lutte dans laquelle les peuples doivent défendre leur liberté collective contre la dépendance d’un plus puissant que soi.

 

Les dernières années

Les années 90, ainsi que les premières années du 21ème siècle ont semblé donner raison à ceux qui pensent qu’il n’y a pas au fond de modèle japonais viable à long terme, et donc que le modèle occidental est incontournable.

En effet, l’éclatement de la bulle immobilière et financière en 1990 et 1991 plongea le Japon dans une décennie de stagnation, en fait de croissance molle qui contrastait avec l’expansion triomphante des années 80. La croissance moyenne sur la période 1992-2004 a été de l’ordre de 1%. Les prix domestiques à la consommation n’ont presque pas bougé, et ont même été plutôt à la baisse (depuis 1999 ils ont toujours baissé). Le chômage a cru de son niveau habituel de 2% à presque 5%, mais ceci est beaucoup pour le Japon, nous reviendrons plus loin sur ce sujet.

Il faut noter aussi que le yen est resté très fort sur toute la période puisque depuis 1986 le dollar a toujours été en dessous de 160 yens, et même presque toujours en dessous de 120 yens depuis 1993.

Les autorités ont lancé plusieurs plans de relance de style keynésien, sous forme principalement de grands travaux publics, pour plus de 100 mille milliards de yens au total, et dont l’utilité n’a pas toujours été évidente, sans effet convaincant. Certes, on a dit que les subsides allaient surtout engraisser les sociétés de travaux publics et les caisses des partis politiques. Mais on oublie que pour que cet argent ne finisse pas dans les poches de consommateurs, il faut qu’il ait été utilisé à l’étranger.

L’achat de titres publics aurait également été tenté par la banque centrale. Il semble qu’elle en ait rachetés pour plus de 2000 milliards de yens vers 1999, sans aucun effet, mais ceci reste à vérifier.

Bref, rien n’a semblé marcher. Pour la plupart des spécialistes occidentaux, la bulle a été causée par la politique d’argent facile, et celle-ci n’a été qu’une tentative de la banque centrale de faire baisser le yen. En général on passe sous silence le fait que la plus grande part de cet argent est allé dans l’appareil productif au Japon ou à l’étranger, même si la hausse de la bourse et des autres actifs a accaparé l’attention.

Concernant les remèdes à cette stagnation des années 90, autant les économistes ont été peu diserts sur le Japon avant son début, laissant la place aux analystes de la presse et d’autres disciplines pour analyser le succès japonais, autant depuis ce moment chacun y va de sa théorie.

Pour P. Krugman, le Japon est dans une trappe à liquidité(8). La solution est de décourager l’épargne en faisant de l’inflation. Mais sur les 15 ans de la période, le taux d’épargne des japonais a fortement baissé (proche de 20% dans les années fastes, il a été de 5% en 2004). P. Krugman voudrait sans doute que, comme les américains, les japonais vivent à crédit avec un taux d’épargne négatif ?

Pour les monétaristes, la cause de la crise est la contraction trop brutale de la masse monétaire, la solution est de raugmenter graduellement cette masse monétaire. Mais la banque centrale a ramené son taux d’intérêt à presque zéro et en fait la masse monétaire M2 a augmenté d’environ 2,5% en moyenne par an, ce qui devrait satisfaire les monétaristes. On peut cependant observer que, bien que la base monétaire augmente, le crédit n’augmente que très peu. L’effet est donc le même que celui de la trappe à liquidité, mais la cause est à chercher dans les banques elles mêmes, qui sont réticentes à prêter en raison de leurs problèmes de créances douteuses.

Pour les libéraux, la bulle est une bulle classique de surinvestissement, seul le temps peu réajuster la structure productive aux goûts des consommateurs, et ce sont les tentatives d’investissement d’état ou d’injection de monnaie qui font que la crise dure.

En fait, et bien que ceci ne résulte pas d’une étude très fouillée, les choses nous paraissent beaucoup plus simples.

D’abord, il faut relativiser la crise. Il ne s’agit pas d’une baisse notable des revenus. Le Japon est toujours un acteur majeur dans presque tous les marchés de l’industrie, quant il n’est pas le leader. Il a conservé avec le reste du monde un excédent commercial correspondant à plusieurs points de pourcentage de son PIB, et il y a toujours aussi peu d’investissements étrangers dans le pays. Donc, après tout, son but séculaire de ne pas dépendre de l’étranger reste grandement réalisé.

Le problème qu’il a rencontré, selon nous, est que la stratégie adoptée en 1985 ne peut fonctionner parfaitement que si l’expansion des entreprises japonaises s’accélère. En effet, à partir du moment où elles délocalisent une partie de leurs activités à l’étranger, pour donner toujours autant de travail, et donc de revenus, aux citoyens de leurs pays, elles doivent se développer encore plus vite qu’auparavant. Or, il y a eu là en partie un manque de chance, car l’année 1991, qui a vu l’éclatement de la bulle au Japon, a vu aussi un ralentissement mondial, pas complètement synchronisé, mais assez général, qui a duré quelques années. De plus, le Japon a commencé à cette époque à se heurter à une certaine concurrence d’autres pays asiatiques. Taïwan et la Corée du Sud, notamment, ont commencé à produire des circuits électroniques, de l’électronique grand public, et même des automobiles, à des prix et qualité compétitifs. Bien que le Japon soit resté l’acteur majeur dans ces marchés, son expansion en a été forcément un peu plus limitée.

Devant ces difficultés, les entreprises japonaises ont cherché à réduire leurs coûts, et certaines caractéristiques très anciennes de la société économique japonaise, telles que le travail à vie, ou la solidarité interentreprises par participations croisées, ont été remises en cause. Depuis 10 ans, le salaire nominal par tête a baissé. Les rémunérations dépendent de moins en moins de l’ancienneté mais de la fonction et des résultats. Le nombre d’employés temporaires (au salaire beaucoup plus faible) n’a cessé de croître. En 1997 il représentait 17% du salariat, aujourd’hui c’est presque 30%. La société japonaise est devenue plus inégalitaire. Le nombre des dépendants de l’aide sociale s’est accru jusqu’à 1 million de personnes. Beaucoup de petits commerçants ont fait faillite. Il y a aussi beaucoup de suicides « économiques ». Le système scolaire japonais, qui avait la qualité remarquable d’amener presque tous les jeunes à un niveau minimum assez élevé, est devenu « trop bon » : aujourd’hui, 55% d’entre eux seulement trouvent un emploi stable, les autres doivent aller de petits boulots en contrat temporaire. 60% des japonais déclarent aujourd’hui être en dessous de la classe moyenne.

Bref, le système économique japonais a conservé des entreprises florissantes, et a su garder son rang sur le grand marché mondial, mais au prix d’une pression croissante sur le peuple japonais lui-même. Ceci pose deux problèmes.

D’abord, ceci pourrait expliquer l’absence de reprise de l’économie. Si les revenus diminuent, et que les entreprises investissent en grande partie à l’étranger, il est probable que la demande globale ne peut augmenter.

Ensuite, jusqu’où ira la patience du peuple japonais ? Tout confucianiste qu’il soit, il a déjà montré sa détresse en ne faisant plus d’enfants. Le Japon se trouve ainsi face à un redoutable problème de vieillissement, et plus globalement, face à un risque que sa population se détourne des anciennes traditions, et réponde aux sirènes occidentales. Déjà, on peut noter un progrès de l’individualisme.

Le Japon a montré dans le passé qu’il savait voir en temps utile ses déficiences et prendre les mesures nécessaires si difficiles soient-elles. Saura-t-il le faire une fois encore ? Seul l’avenir nous le dira.


(1) Notons que dans les pays asiatiques qui deviendront des « tigres » économiques se trouvent toutes les zones d’influence du confucianisme : Japon, Corée, ceinture maritime de la Chine avec Taiwan.

(2) Ce n’est qu’en 1911 que le Japon put de nouveau fixer librement tous ses droits de douane.

(3) Un exemple est la présence aux USA de milliers d’étudiants payés par les entreprises japonaises, alors que celles-ci ne tiennent pas l’université américaine en haute estime.

(4) L’indien Nehru, qui avait 15 ans à l’époque, écrit dans ses mémoires que cette victoire eut un grand retentissement dans les milieux anticolonialistes.

(5) Il fut beaucoup moins bien vu en Corée et en Chine, qui avaient avec le Japon un lourd contentieux historique.

(6) On appelle commerce intra branche le commerce qui contredit la tendance à la spécialisation. Lorsque l’Arabie vend du pétrole et n’en achète pas, son taux de commerce intra branche pour le pétrole est 0%. Si les USA vendent autant d’automobiles qu’ils en achètent, le taux est de 100%.

(7) Aux Etats-Unis, la commission anti-trust, en Europe la commission de Bruxelles, parvient à imposer de telles règles.

(8) Dans la tradition keynésienne, il y a trappe à liquidité lorsque tout le monde garde ses liquidités quel que soit le niveau du taux d’intérêt. On peut dire aussi que l’épargne est excessive, et ne peut être utilisée pleinement que pour un taux d’intérêt négatif.