Les déterminants de la masse monétaire

Objet de la note

La masse monétaire(1)est influencée par de nombreux facteurs, socio-économiques, réglementaires ou institutionnels et politiques. Cette note a pour but de les recenser et d’analyser le sens de leur influence, en fonction de la conjoncture.

On pourra en déduire que la puissance publique (la banque centrale(2)+ l’autorité de régulation, à savoir la commission bancaire) devrait disposer, en Europe de leviers monétaires contra cycliques, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Introduction

On sait que la création/destruction de monnaie se fait d’une part par les banques centrales pour ce qui concerne les billets et d’autre part et surtout (au plan quantitatif) par les banques secondaires, et ce principalement dans trois cas :

 

Création monétaire

Destruction monétaire

Consentement d’un prêt

Remboursement d’un prêt

Achat de devise

Vente de devise

Paiement d’une dépense

Encaissement d’une recette

La banque centrale, de son côté, tente de piloter la masse monétaire, au motif évident que la création monétaire nette a un impact important sur le couple activité-prix, la répartition entre les deux faisant débat parmi les économistes. Les autorités de régulation visent également à protéger les marchés des risques systémiques (essentiellement l’assèchement des liquidités en période de crise, ce qui a failli se passer dans le monde entier suite à la crise asiatique de 1998). Enfin, du côté des banques,l’impact de cette création monétaire nette est aussi très important pour leurs résultats, qui sont fonction des crédits qu’elles peuvent accorder.

Pour autant, il n’est pas évident que la puissance publique puisse réellement piloter la masse monétaire; en Europe priorité est donnée à la maîtrise de cette masse monétaire, maîtrise supposée corrélée à la maîtrise de l’inflation. Cette maîtrise suppose que la banque centrale dispose de leviers adaptés. Qu’en est-il vraiment ? Inversement, à supposer qu’il soit aussi souhaitable que la banque centrale puisse accélérer la création monétaire (voire en injecter directement dans l’économie) de quels outils dispose-t-elle dans ce sens ?

Nous allons passer en revue les déterminants de la création/destruction monétaire en les classant en trois catégories : le comportement des agents économiques non bancaires, le comportement des banques et les leviers publics.

 

A Le comportement des agents économiques non-bancaires

1. La demande de billets et de pièces de monnaie

Billets et pièces représentent en France environ 15% de la masse monétaire, en Europe 18%. Aux Etats-Unis beaucoup plus (50%°). C’est évidemment un facteur-clef. Mais les habitudes de paiement évoluent très lentement, même si elles sont influencées par l’offre bancaire qui vise à réduire les  » fuites  » de billets et de pièces métalliques(3).

2. La demande de crédit

Facteur évident voire essentiel. La conjoncture et sa perception par les agents économiques, les anticipations qu’ils forment sur cette conjoncture et sur les anticipations des autres agents économiques… sont déterminantes. Les banques ont une action limitée (on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif), qui se limite à leur politique marketing et commerciale. La banque centrale a une action plus forte (par le taux d’intérêt, voir plus loin). Les taux d’intérêt à long terme sont influencés en partie par l’action de la banque centrale sur le taux courts mais résultent surtout du jeu du marché. L’investissement industriel et l’immobilier sont favorisés quand ces taux sont bas ce qui favorise la création monétaire.

3. Le comportement d’épargne

Lié assez fortement au précédent : quand les agents ont moins envie de s’endetter ils ont corrélativement plus envie d’épargner. Et ce comportement conduit à la réduction de la masse monétaire.

NB : Curieusement, à l’exception notoire de l’actuel ministre de l’économie et des finances, les politiques ont tendance régulièrement à favoriser l’épargne, comme s’il était évident qu’un accroissement de l’épargne soit favorable à la croissance; il est probable que ce soit tout l’inverse aujourd’hui. Mais ceci est un autre débat.

4. La balance des paiements

Un excédent engendre une création nette d’argent (les banques monétisent les devises que rapportent les exportateurs de biens, services ou capitaux) et une augmentation des réserves de change. Un déficit suscite une destruction nette de monnaie et une diminution des réserves.
La baisse relative de la valeur de la monnaie contre une devise en réserve augmente la valeur de cette réserve, exprimée en monnaie nationale. Cela équivaut donc à une augmentation des réserves de change.

 

B. Le comportement des banques

1. La politique de crédit des banques

Les banques se définissent une politique de crédit en fonction de leur perception de l’économie et de ses perspectives. Pour simplifier et caricaturer, en période difficile elles resserrent le crédit et ouvre les vannes quand l’horizon s’éclaircit. Il faut noter que cette politique peut être bien plus contraignante que les ratios réglementaires. Une banque peut  » crouler sous les liquidités (4) » et ne pas être volontariste en matière de prêts si elle juge les perspectives économiques peu encourageantes.

2. La situation financière des banques et leurs règles de gestion

Indépendamment des contraintes réglementaires qui leur sont imposées (voir plus loin) les banques prêtent d’autant plus facilement qu’elles sont dans une situation bilancielle satisfaisante (notamment capacité à faire face aux demandes de billets du public). Elles se définissent des règles de gestion, qui obéissent à des logiques voisines de celles des ratios réglementaires (solvabilité, liquidité, structure du bilan) en fonction desquelles elles pilotent les actions de crédit et d’épargne de leurs exploitants.

A noter qu’elles financent leurs pertes sans appel de trésorerie autres que le financement des fuites(5)(ce qui explique qu’elles puissent supporter longtemps des pertes non extériorisées dans le bilan, ce qui est plus difficile pour une entreprise non-bancaire(6), qui doit bénéficier, pour faire prolonger ce type de situation, de l’intervention de…banques, inconscientes ou non, voir les affaires Enron et Permalat);ce n’est donc pas la contrainte de  » résultat générateur de cash  » qui est déterminante, mais bien la contrainte de présentation du bilan. L’exemple du Japon est instructif ; les banques, quoi que fassent les autorités monétaires, n’étaient pas enclines à prêter de l’argent du fait de bilans désastreux (créances irrécouvrables en quantité à l’actif).

3. La réduction des fuites ; la compensation interbancaire

Chaque banque vise à éviter les fuites liées à la demande de monnaie centrale (pièces et billets) : cartes de crédit, cartes porte-monnaie, distributeurs de billets  » privatifs « , sont autant de moyens pour les banques de réduire leurs fuites. La réduction des fuites liées aux autres banques se fait en fidélisant leurs clients et leurs salariés et en se développant par croissance interne ou externe.

Les fuites entre banques secondaires interbancaires n’ont cependant pas d’impact au global. Les fuites vers la banque centrale et les actions des banques pour les réduire peuvent faire varier la masse monétaire.

C. Les leviers publics

Il s’agit des leviers dont dispose la puissance publique au sens large que ce soit la banque centrale, la commission de contrôle des banques ou l’Etat.

1. Le taux d’intérêt

La banque centrale joue sur le taux d’intérêt à court terme, (via les prises en pension de titres privés ou publics en Europe liées aux besoins de refinancement des banques ; via les achats fermes de titres publics aux USA). C’est le levier considéré aujourd’hui comme le plus déterminant. Des taux élevés augmentent le coût des emprunts ce qui refroidit la demande de crédit; dans l’autre sens les effets sont inverses(7) mais sans doute plus longs à se faire sentir, surtout si les taux sont volatiles. Le levier du taux joue également sur les taux de change (puisqu’une hausse des taux augmente la demande internationale de monnaie donc tend à faire hausser son cours), donc sur les réserves de change, ce qui complique l’analyse (voir plus haut)

Il n’est pas certain néanmoins que l’effet des taux- à l’intérieur d’une fourchette raisonnable- soient si importants que cela sur la vitalité économique. Les entreprises sont d’abord sensibles à l’évolution attendue de leur carnet de commandes (donc à la demande). Les ménages sont d’abord sensibles à leur revenu et à leurs dépenses futures. Certes une variation des taux d’intérêt fait varier les frais et produits financiers mais ce poste est d’un ordre de grandeur moins important que les revenus.

NB L’effet d’une hausse des taux n’est pas évident sur le résultat des banques ; de nombreux facteurs jouent dont la politique de couverture de taux adopté par la banque préalablement.

2. Les réserves obligatoires

La banque centrale oblige les banques à détenir à leur actif un compte sur elle-même. Le niveau de réserves obligatoires est aujourd’hui en Europe de 2 % sur une assiette composée des dépôts à vue et à terme d’une durée inférieure à deux ans, des titres de créances d’une durée inférieure à deux ans et des instruments du marché monétaire. Aujourd’hui ces réserves obligatoires sont rémunérées.

Les économistes en ont déduit la théorie du multiplicateur de base monétaire. La quantité M1 de monnaie en circulation serait égale à un multiple de la base monétaire : M1 = kB, k fonction du taux de réserve obligatoire et de la proportion de billets en circulation.

Les réserves obligatoires jouent dans les faits un rôle de plus en plus modeste dans l’arsenal de la politique monétaire en Europe(8) et aux USA, et ne peut plus jouer aujourd’hui que dans le sens du freinage ; si la banque centrale augmentait le taux des RO de manière significative elle réduirait rapidement l’offre de crédit.

3. Les contraintes réglementaires.

Passons en revue les principales dispositions de la réglementation bancaire française en vigueur en 2003 et voyons si elles ont un impact sur la création-destruction monétaire.

3.1. Le Ratio de solvabilité (Ratio Cooke)

Les établissements de crédit(9) sont tenus de respecter depuis 1991, un ratio de solvabilité, rapport entre le montant de leurs fonds propres et celui de l’ensemble des risques(10) qu’ils encourent du fait de leurs opérations, qui doit être au moins égal à 8%. Ce ratio, instauré par le comité de Bâle, est calculé pour les autorités de régulation deux fois par an, plus régulièrement en interne, dans les banques.

Ce ratio est d’abord fait pour limiter les crédits risqués. Mais il limite le crédit dans son ensemble donc la création de monnaie. Il exerce une vraie contrainte à l’activité bancaire (il n’est pas rare qu’une banque soit obliger de syndiquer une dette pour respecter ce ratio) et peut empêcher une banque de répondre à une demande de prêt (car les banques ne procèdent pas tous les jours à des augmentations de fonds propres !).

NB : A noter que ce ratio va être remplacé dans les prochaines années par le ratio Mac Donough qui sera plus contraignant (et restreindra sans doute l’accès au crédit pour les PME à risque de défaillance plus élevé)

3.2. Le Coefficient de liquidité

Les établissements de crédit sont tenus de respecter les règles de gestion destinées à garantir leur liquidité. Ils doivent à tout moment présenter un coefficient de liquidité au moins égal à 100%.

Il prévoit au numérateur certains actifs reconnus liquides à court terme (moins de trente jours) comme par exemple des titres publics que la Banque Centrale peut acquérir ou prendre en pension immédiatement , et au dénominateur certains passifs de même horizon. Le choix de ces actifs et de ces passifs est évidemment objet de discussion et d’interprétation.

L’objet de ce ratio est de s’assurer que les banques résistent pendant un mois à une crise financière (le marché interbancaire étant supposé fermé pendant un mois, les banques font quand même face à leurs échéances à court terme).Ce ratio vise à limiter l’impact des paniques bancaires.

3.3. Les autres contraintes réglementaires

Signalons rapidement les autres contraintes réglementaires, dont le rôle est moindre au niveau macroéconomique :

a) Le coefficient de fonds propres et de ressources permanentes

Les banques doivent présenter un rapport égal au moins à 60% entre leurs fonds propres et assimilés et leurs immobilisations(11). Elles ne peuvent donc pas monétiser leurs participations et leurs investissements sans limite.

b) Les ratios des grands risques

Les banques ne peuvent s’exposer sur une contrepartie donnée à hauteur de plus de 25 % de leurs fonds propres. Les en-cours importants (supérieurs pour une contrepartie donnée à 10 % des fonds propres) ne peuvent être au total supérieurs à 4 fois leurs fonds propres.

c) Capital minimum

La loi précise que la banque doit à tout moment justifier que son actif excède d’un montant au moins égal au capital minimum le passif dont elle est tenue envers les tiers. Le dernier règlement fixe pour les banques, le montant du capital minimum à 5 millions d’euros. Cette limitation n’a pas d’impact en pratique, les banques existantes ayant toutes des capitaux bien supérieurs.

d) Prises de participations, à hauteur de 10% et plus dans le capital d’entreprises.

Les établissements de crédit peuvent prendre et détenir des participations (10% ou plus du capital ou des droits de vote) dans le capital d’une entreprise sous certaines conditions. Ces participations ne doivent à aucun moment excéder un pourcentage des fonds propres de l’établissement de crédit. Ce pourcentage est fixé par la réglementation à 15% pour chaque participation et à 60% pour l’ensemble. Ce ratio limite la création monétaire générée par l’acquisition d’entreprises.

En résumé, on peut constater que les banques sont étroitement encadrées par les autorités de tutelle. Elles peuvent de plus en plus difficilement abuser de leur droit de création monétaire. L’économiste de marché à la banque CCF-HSBC Antoine Brunet(12) considère même que la mise en place du ratio Cooke est l’une des origines de la crise de 2000 en ayant conduit à la contraction préalable du crédit bancaire pendant la décennie 1990.

D Synthèse : la nécessité de la création monétaire directe.

Comme on le voit de nombreux facteurs sociaux, économiques, institutionnels jouent directement ou indirectement sur la création monétaire. Il apparaît assez clairement que dans leur ensemble ces facteurs jouent largement dans le sens du freinage de l’économie. C’est notamment le cas des contraintes réglementaires et du ratio Cooke qui limite indiscutablement la capacité des banques à accorder des crédits. Cette situation donne du poids à nos propositions : dans ce contexte, le libre jeu du marché ne peut qu’accroître (voire produire) les cycles économiques. En effet quand l’économie est en récession les banques ne sont pas incitées à créer de la monnaie donc du pouvoir d’achat, ce qui serait pourtant opportun au plan macroéconomique. Inversement quand l’économie va bien les ratios financiers des banques s’améliorent et elles se sentent plsu à l’aise pour prêter plus, alors qu’il serait peut-être opportun,dans certaines situations de ralentir l’activité de prêt.

Le levier que nous souhaitons donner à la puissance publique (la création monétaire directe par la banque centrale) pour stimuler l’économie quand elle en a besoin est donc indispensable.

Le traité de Maastricht, les statuts de la BCE l’empêchent de faire des avances directes à l’état ou de lui acheter des titres de dette. La BCE peut néanmoins, comme la Fed, acheter sur le marché des titres publics. Dans la pratique, elle ne le fait qu’en réponse à la demande des banques de monnaie centrale. Sur un plan strictement juridique elle pourrait le faire en allant au-delà des besoins de refinancement des banques et en injectant ainsi de la monnaie (et du pouvoir d’achat). La puissance publique disposant d’un appareil de contrôle très puissant comme on vient de le voir, il lui serait aisé d’éviter tout dérapage. Notre proposition nécessiterait donc une évolution des mentalités des dirigeants de la BCE mais pas nécessairement de réforme juridique.


(1) Nous définissons ici la masse monétaire comme la somme des billets, des pièces de monnaie en circulation et des dépôts à vue. C’est la masse des moyens de paiement au sens strict, appelée M1.

(2) Cette note se concentre sur le cas de la BCE, le cas de la Fed est parfois abordé pour éclairer celui de la BCE

(3) Les banques doivent acheter ces billets à la Banque Centrale, ce qui ponctionne leur compte courant auprès de celle-ci.

(4) Cette expression est à manier avec précaution; dans le langage bancaire cela veut dire avoir un bon ratio de liquidité (voir plus loin).

(5) Les  » fuites  » sont les besoins de monnaie des banques vis-à-vis de la banque centrale ou vis-à-vis des autres banques qu’elles ne peuvent satisfaire par leur propre monnaie.

(6) Une entreprise ordinaire (non-bancaire) ne peut financer durablement des pertes qui ponctionnent sa trésorerie…

(7) Une étude de la Fed réalisée en 2001 a montré que la BOJ a tardé de plusieurs années à baisser ces taux d’intérêt au niveau où elle les a baissé ultérieurement, retardant ainsi la sortie de crise.

(8) Les RO s’élèvent en Europe à 120 milliards d’euros, ce qui est dérisoire par rapport aux masses de crédits en jeu

(9) Le procès fait actuellement aux dirigeants du Crédit Lyonnais a mis en évidence le fait que les comptes de 1992 de la banque ont été falsifiés afin de présenter un ratio de solvabilité conforme à la réglementation bancaire.

(10) L’ensemble des risques est représenté par les éléments d’actif et de hors bilan, certains postes d’actif bénéficiant de taux de pondération. L’activité bancaire, notamment l’achat de titres de sociétés cotées en bourse, se trouve donc encadrée par ces dispositions.

(11) Plus précisément les immobilisations nettes des amortissements, les titres de participation et de filiales, l’ensemble des valeurs mobilières non admises aux négociations sur un marché réglementé, et enfin les emplois à long terme (plus de 5 ans)

(12) Voir son analyse dans le livre édité par Dominique Plihon. « Les désordres de la finance  » paru en 2004 aux éditions Encyclopédie Universalis.