Le NAIRU

Le concept de Nairu (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment(1)) a été mis au point dans les années 70 pour justifier l’idée qu’il est impossible de faire baisser le chômage en dessous d’un certain niveau (le Nairu, parfois appelé taux de chômage naturel) sans relancer l‘inflation. Elle fortifie bien sûr les politiques monétaires neutres ou restrictives.

Cette idée et la pertinence du concept de Nairu sont aujourd’hui fortement débattus suite à une décennie de chômage limité (et inférieur aux estimations habituelles du Nairu) sans accélération de l’inflation aux USA. Pour situer les enjeux, il est important de noter qu’en France(2)le Nairu avait été fixé pour la France à 9% par le ministère des Finances pour l’année 1997. En clair cela veut dire que si l’on en croit cette estimation et l’idée de Nairu, il n’y avait alors pas grand-chose à faire au plan de la politique macroéconomique (toute relance se traduisant par de l’inflation, le chômage  étant à peine supérieur au Nairu). Les seules actions légitimes concernaient la flexibilisation du marché du travail permettant de baisser le Nairu…

1 Un peu d’histoire

Le concept de Nairu s’inscrit dans la longue réflexion relative aux liens entre chômage et inflation. Intuitivement il est assez naturel de penser qu’un taux de chômage élevé fait pression à la baisse sur les salaires, donc sur les prix, et qu’inversement une situation de chômage faible permet aux salariés de faire pression à la hausse sur leurs revenus.

Dans le monde des économistes, cette réflexion a été marquée par la célèbre courbe de Phillips. En 1958 l’économiste néo-zélandais Alban William Phillips (1914-1975), publie un article dans la revue Economica pour rendre compte de son travail mené à la London School of Economics. La recherche porte sur une liaison éventuelle entre le taux de croissance du salaire nominal et le taux de chômage, elle repose sur l’observation de l’économie anglaise de 1861 à 1913 puis de 1867 à 1957. La relation statistique observée est forte et négative. Elle permet de conclure à la forte résistance à la baisse du salaire nominal (la courbe est “plate” au delà d’un taux de chômage de 5 à 6 %).

Elle est aussi réinterprétée dès 1960 par Robert Lipsey (Econometrica) comme une relation entre inflation et chômage, en assimilant hausse des salaires à hausse des prix. La même année deux des principaux représentants de la “synthèse néoclassique” (interprétation de Keynes par le schéma IS-LM) Paul Samuelson et Robert Solow développent une analyse semblable.

La relation montre qu’il faut choisir, arbitrer, entre la lutte contre l’inflation et la lutte contre le chômage. C’est pour cela qu’on parlait dans les années 70 du “dilemme inflation – chômage”.

Les années 70 dites de stagflation (concomitance d’un chômage et d’un taux d’inflation assez élevés) viennent ruiner cet édifice théorique. Le Nairu fait alors son apparition sous la houlette de Milton Friedman, le chef de file de l’école libérale de Chicago. A ses yeux le chômage traduit un mauvais fonctionnement du marché du travail. Pour chaque pays il y a un niveau de chômage normal, habituel, “naturel”, reflétant la qualité du marché du travail : certains pays sont caractérisés par une plus grande flexibilité du marché du travail, leur “taux de chômage naturel” est donc plus faible. Pour résumer les conclusions de Friedman il faut dire que l’arbitrage entre inflation et chômage n’existerait qu’à court terme, à long terme le taux de chômage est indépendant du taux d’inflation.

 

2 La situation actuelle

Les Etats-Unis ont vu leur taux de chômage osciller entre 3,9 et 6,8 % entre 1992 et 2000, avec une hausse des prix de 2,1 % en moyenne, alors que le Nairu était traditionnellement estimé à 6%. Deux types d’explication de ces anomalies ont été développées(3).

Selon certains, on aurait simplement assisté à une baisse du Nairu au cours des années 90. Plusieurs facteurs expliqueraient cette évolution :

– l’ouverture croissante de l’économie américaine à la concurrence internationale et les mesures de déréglementation du marché intérieur auraient accru la flexibilité sur le marché des biens; la chute du taux de syndicalisation, la réduction de la taille moyenne des entreprises, le recours accru à la sous-traitance auraient fait de même pour le marché du travail.

– les salariés américains auraient modéré leurs exigences salariales

– la diminution du poids relatif des jeunes, dont le taux de chômage est relativement élevé, dans la population active, aurait entraîné, toutes choses égales par ailleurs, une baisse du Nairu américain moyen.

 

Sans aller jusqu’à nier l’existence même d’un Nairu, d’autres experts mettent en doute son caractère opératoire. Ils observent que non seulement le Nairu fluctue au cours du temps, mais que sa valeur exacte à un moment donné demeure mal connue. Ainsi, même si les estimations du Nairu n’oscillent qu’entre 5,5 et 5,9% pour les États-Unis en 1996, leur précision reste faible : l’intervalle de confiance à 95% de telles estimations serait ainsi compris entre 4,3% et 7,3%. Les prédictions de l’accélération de l’inflation fondées sur l’écart entre le taux de chômage observé et le Nairu semblent donc peu sensibles au niveau du Nairu qui est retenu.

Devant cette méconnaissance du niveau et des effets du Nairu, en faire un critère d’action risque d’être contre-productif, et beaucoup d’économistes pensent qu’il vaut mieux observer d’autres indicateurs.

 

3 La position de Chômage et Monnaie

Il semble assez clair à qui a une expérience minimale du marché du travail qu’il existe effectivement un chômage « frictionnel ». Même en situation de forte activité économique des demandeurs d’emplois peuvent ne pas trouver rapidement de travail, pour des questions de formation ou en raison d’inefficacité des mécanismes de reconversion. Néanmoins l’invention du Nairu qui dramatise ce phénomène et en fait un épouvantail inflationniste est à nos yeux clairement idéologique ; il s’agit de légitimer l’absence d’intervention de la puissance publique et notamment le non-usage du levier monétaire. Les conséquences sociales en sont évidentes : le chômage n’étant lié qu’à un fonctionnement inefficace du marché du travail sa réduction ne passe que par l’administration de la potion libérale bien connue (réduction du coût du travail, baisse des minima sociaux, réduction de la couverture chômage etc.)

Les travaux économétriques justifiant le Nairu sont pour le moins discutables comme le montre la discussion technique ci-dessus. Plus globalement il semble difficile de se laisser convaincre par des modèles macroéconomiques, nécessaires pour chiffrer le Nairu . On sait bien les imperfections de ces modèles et la difficulté qu’il y a à décrire finement une réalité complexe avec un système d’équations…

Surtout il ne nous paraît en rien prouvé qu’une relance monétaire soit génératrice d’inflation. A nos yeux le chômage est dû aujourd’hui en Europe principalement à une demande insuffisante ; une création monétaire suffisante reste l’arme principale pour nourrir cette demande et réduire le taux de chômage.

 


 

(1) Taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation

(2) Le concept a été récemment repris dans le rapport Charpin sur l’avenir des retraites, ce qui montre qu’il est utilisé dans les raisonnements sous-tendant les recommandations d’économistes influents.

 

(3) Ce paragraphe est largement inspiré d’une note du Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie d’octobre 1997